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plus souvent des pleurs des poëtes que de leur rire. Nous sommes portés à nous les représenter comme entraînés à chanter par un sentiment de douleur, par un désir non satisfait et par une anxiété irréprimable. Ils nous disent eux-mêmes que la douleur intérieure est une impulsion prédominante dans leur poésie. Shelley nous informe que :

Nos chants les plus doux sont ceux qui disent les plus tristes pensées[1].

De son côté, Heine nous rappelle plus d’une fois que les poètes chantent, parce que le chant soulage les tourments du cœur :

Enfant capricieux, je chante
Maintenant dans l’obscurité ;
Si mon chant n’est pas gai,
Il m’a cependant délivré de mon angoisse[2].

Il y a naturellement des poëtes joyeux, qui sont excités à chanter comme le sont les alouettes quand elles s’ébattent le matin dans l’air frais et vivifiant. Cependant un plus grand nombre ressemblent plutôt au plaintif rossignol, qui fait entendre ses plus belles notes sous l’impression attristante de la nuit.

Tout cela nous aide à comprendre pourquoi les lamentations sur la vie sont si fréquentes dans la poésie, même en supposant que le poëte ait seulement éprouvé la proportion ordinaire de joies et de chagrins. Mais cette dernière hypothèse est-elle exacte ? Nous pouvons admettre que le poëte est soumis aux circonstances et aux influences ordinaires de la vie humaine, qu’il connaît nos jouissances et nos désappointements quotidiens. Nous ne prétendons pas décider si la balance est favorable à celles-là ou à ceux-ci. Cependant il faut nous rappeler que le poëte se distingue du commun des hommes par un système nerveux plus délicat et par une sensibilité plus raffinée. Ce degré particulier de raffinement lui ouvrira sans doute des sources de plaisir auxquelles les esprits vulgaires sont insensibles. Il découvrira dans les choses ordinaires une beauté qui échappe à notre vue plus faible et sentira bien des charmes qui sont trop subtils pour notre sensibilité émoussée. En même temps, cette sensibilité l’exposera à d’innombrables douleurs dont les esprits vulgaires sont exempts. Son oreille entendra vite les faibles dissonances de la vie, « la douce et triste musique de l’humanité » ; elle

  1. Our sweetest songs ar those that tell of saddest thought.
  2. Ich, ein toiles Kind, ich singe
    Jetzt in der Dunkelheit.
    Klingt das Lied auch nicht ergötzlich
    Hat’s mich doch von Angst befreit.