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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

Ainsi ces deux passages, l’un de la Métaphysique, l’autre du Traité de l’âme, sur lesquels ou a édifié plus d’une explication systématique, sont de valeur médiocre et doivent être tenus sinon pour suspects, au moins pour douteux, tant que d’autres textes précis, explicites ne seront pas venus les confirmer.

Or, c’est tout le contraire qui arrive. Des renseignements d’une netteté frappante, en maintenant l’identité d’essence entre la pensée et la sensation dans la doctrine de Démocrite, creusent un abîme — le mot est juste ici — entre la véracité de la pensée rationnelle et l’incurable faiblesse de la sensation par rapport au vrai.

D’abord, si Démocrite avait professé que tout phénomène de sensation est une vérité, il aurait été du même avis que Protagoras et aurait presque énoncé et admis la formule du célèbre sophiste : L’homme est la mesure de toutes choses. C’est en effet ce qu’Aristote donne à entendre, quoiqu’il ne l’affirme pas expressément dans les passages déjà cités. Mais, plus résolu que lui, Jean Philopon, son commentateur, transformant en affirmation précise et tranchante l’insinuation générale et vague du maître, écrit ceci : « Démocrite a dit que la vérité et le phénomène de la sensation ne sont qu’une seule et même chose, et que la vérité ne diffère en rien de la sensation, mais que tout au contraire ce qui paraît à chacun, et ce qui lui semble vrai, est vrai comme l’enseignait Protagoras[1]. » Comme Philopon ne fait nullement connaître la source où il a puisé ce renseignement, on a le droit de penser qu’il la trouvé dans Aristote, dont il croit expliquer et fortifier le témoignage en l’exagérant. En réalité donc, nous n’avons affaire qu’à Aristote, qui ne nous offre d’un côté qu’un jugement général, et de l’autre qu’une interprétation par voie de conséquence Or, comment maintenir ce jugement et cette interprétation en présence des négations formelles de Plutarque et de Sextus Empiricus ? D’après le premier, en effet, « Démocrite est si loin de penser que chaque chose n’est pas plus ceci que cela, que tout au contraire il a combattu le sophiste Protagoras, qui enseignait cette doctrine, et qu’il lui a opposé des arguments nombreux et plausibles[2]. » Voilà qui est catégorique. Le texte de Sextus Empiricus ne l’est pas moins, « Que L’on ne dise pas, — écrit celui-ci, — que l’on ne dise pas que toute sensation est vraie… Démocrite et Platon, réfutant Protagoras, ont démontré qu’il n’était pas permis de le dire[3]. »

Tenons donc pour acquis que Démocrite, loin d’admettre que la

  1. J. Philop., de Anima, B., 16, m.
  2. Plutarq., Advers. Colot. 4, 1, S, 1108. Ed. Didot, t. II2, p. 1356.
  3. Sext. Empir., Mathem., VII, p. 446.