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reconnaissant d’un côté le caractère phénoménal de la matière, en fondant d’autre part son apparence sur des conditions objectives, penche à la fois vers l’idéalisme, pour lequel la matière se volatilise en un produit de l’intelligence, et vers le réalisme dogmatique, qui croit déjà tenir dans la perception sensible l’essence de cette matière. »

C’est dans les recherches des philosophes anglais sur l’origine et la valeur de nos perceptions et de nos concepts que commence réellement l’examen critique du problème. Locke le premier reconnaît le caractère purement subjectif de tout, un ordre de sensations ou d’idées. Il fait très-bien voir, en particulier, que le concept de substance se forme en nous parce que nous associons toujours dans notre pensée à l’idée des qualités perçues l’idée de quelque support objectif. Si nous tirons les conséquences des prémisses posées par ce philosophe, nous sommes amenés à croire que notre monde extérieur n’est qu’une représentation provoquée par des forces plus ou moins inconnues. Berkeley fait pour les qualités premières ce que Locke avait fait pour les qualités secondes. Il est impossible, selon lui, de séparer aucune de ces qualités du fait d’être perçue. Hume conclut des principes établis par ses devanciers qu’il nous est impossible de concevoir un monde objectif en général et même d’affirmer la liaison régulière des phénomènes qui le composent. Pour lui, la causalité n’est pas une loi de la pensée ou de la nature, mais une simple maxime de l’habitude. Nous n’avons en aucune manière le droit de supposer des causes dans le domaine de nos représentations, et en particulier des causes extérieures, et si l’action, en tant qu’elle est un effet de la cause, suppose la loi de causalité, nous ne pouvons cependant pas, même en regardant nos actes comme réels, en rien conclure quant à la nature de la cause.

Ces réflexions, comme on le sait, ouvrirent à Kant la route qu’il devait suivre. Dans le domaine immédiat de la conscience, nous n’avons pas à faire aux choses en soi, mais seulement à leurs phénomènes. La science n’est pas autre chose qu’une mise en œuvre, selon certaines formes propres à notre esprit, valable seulement pour les hommes tels qu’ils sont, de cette apparence d’un monde. Au nombre de ces formes se rencontre l’intuition de l’espace. Nous ne savons rien sur l’essence de la matière et ne pouvons rien en savoir. La construction du monde d’après les lois de l’attraction et de la répulsion vaut comme une explication évidente pour notre faculté de connaître, mais non comme une connaissance objective. Parmi les successeurs de Kant, Herbart est le seul qui ait conservé l’esprit de sa doctrine et fait un examen vraiment critique et analytique du problème, tandis que d’autres ont fait de vrais prodiges d’imagination pour définir la matière.

Au point de vue critique, la question est de savoir comment nous en venons à faire l’hypothèse de l’existence du monde extérieur et de la matière. « Il n’y a pas d’abord d’autre réponse à faire que celle-ci : dans notre conscience est donnée une somme de sensations que nous disposons les unes à côté des autres ou les unes après les autres dans les