Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
revue philosophique

ne suffit plus pour mettre le développement des facultés en harmonie avec elles ; c’est la raison qui en tient lieu, d’où la nécessité de la comparaison et du calcul. Paradoxale sous la forme absolue qu’il lui donne, la thèse de M. Spencer n’est pourtant pas entièrement fausse, car il est certains cas où les inspirations de l’instinct sont véritablement une règle de conduite plus sûre que les tâtonnements et les lenteurs de la réflexion.

Mais la doctrine de M. Spencer peut recevoir une autre interprétation. Il est incontestable que le bonheur ne résulte pas seulement pour nous du développement de nos tendances naturelles, mais encore de l’exercice de certaines capacités primitivement latentes et ignorées de nous-mêmes, et qui, par suite d’une culture d’abord pénible, sont devenues à la longue une source féconde de plaisirs. Ces capacités peuvent être considérées comme acquises, car l’expérience seule et les circonstances particulières de notre vie en ont sollicité l’expansion. On pourrait dire alors, à un point de vue plus général, que, pour arriver au bonheur, nous devons tendre « à réaliser la somme la plus grande possible de nos facultés et de nos capacités, selon l’importance relative de chacune d’elles », ce qui revient à proposer, comme but suprême de l’activité, le développement de soi-même, ou la réalisation de soi-même (Self-development, Self-realization). Mais ici de nouvelles difficultés se présentent. Ce moi, qu’il s’agit de réaliser, quel est-il ? Il est ce que l’ont fait les circonstances, l’éducation, ma volonté même, qui peut modifier presque sans limites le nombre et la nature des dispositions naturelles ou acquises qui le constituent à un moment donné. Il n’est pas une quantité déterminée qu’on puisse augmenter par multiplication ; il est autre à chaque phase de mon existence, en ce sens que les tendances par où il se manifeste sont soumises à des fluctuations incessantes quant à leur direction et à leur intensité relative. Se développer soi-même, se réaliser soi-même, formules vagues et vides, puisque la question est de savoir ce qu’il faut réaliser en soi-même, quelles fins doivent être proposées à ce développement, par quel critérium il sera possible d’en apprécier les progrès.

On dira que le développement de l’agent se mesure assez exactement par les résultats de sa conduite. Plus l’effet extérieur sera considérable, plus aussi devra l’être la quantité d’énergie qui l’a produit. Mais rien n’est plus illusoire qu’un pareil critérium. Il est des circonstances où une action très-faible dans une certaine direction produit plus d’effet qu’un grand effort dans une autre. Dans une carrière par exemple, celui qui met le feu à une mine déplace en un moment et par un mouvement qui n’implique aucune fatigue une