Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273
carrau. — moralistes anglais contemporains

ceux de la contemplation ; le voluptueux ne connaît que les premiers ; le jugement du sage doit donc servir de règle. Mais qui vous dit que, par son tempérament, le sage ne soit pas disposé à trouver dans l’exercice de la raison des jouissances dont serait incapable le commun des mortels ? Et, inversement, qui vous assure que l’organisation du voluptueux ne le rende pas insensible aux joies de la contemplation et ne lui fasse pas éprouver dans les grossiers plaisirs un bonheur dont le philosophe est hors d’état d’apprécier toute l’intensité ? Par suite, il n’est pas tellement prouvé que les vieillards aient raison dans les conseils de prudence qu’ils adressent aux jeunes gens. Ont-ils vraiment qualité pour s’ériger en censeurs de passions dont leur âge ne leur permet plus de ressentir l’ivresse, et croit-on que le calme glacé de leur cœur les rende bons juges des conditions auxquelles on peut être heureux à vingt ans ?

Ainsi ni notre expérience ni celle d’autrui ne nous fournit un critérium rigoureux de la valeur comparative des plaisirs et des peines passés. Mais supposons que ce critérium existe ; pourrons-nous en tirer des inductions exactes pour l’avenir ? Non ; car notre capacité pour certains plaisirs, très-vivement sentis autrefois, peut être épuisée, et les circonstances diverses de la vie peuvent avoir ouvert en nous des sources nouvelles de bonheur ou de souffrances. Ces changements sont tantôt l’effet de causes indépendantes de notre volonté, tantôt le résultat de la culture à laquelle nous avons soumis nos facultés.

II. Toutes les considérations qui précèdent sont faites pour nous inspirer des doutes sérieux sur l’efficacité de la méthode empirique dans le calcul de l’égoïsme ; et pourtant nous n’en avons pas fini avec les objections.

C’est un fait constant et reconnu par tous les psychologues que la connaissance et la sensation sont en raison inverse l’une de l’autre ; dans la pure connaissance, nous n’éprouvons ni plaisir ni peine, et plus la conscience est possédée par une sensation agréable ou pénible, moins elle est capable de réfléchir et d’analyser les phénomènes dont elle est le théâtre. Il semble donc que l’appréciation du plaisir et de la peine, en vue du calcul égoïste, soit impossible, au moment du moins où ils se produisent, et c’est là sans doute une difficulté. Mais on la résout aisément, si l’on observe que, dans la pratique, il s’agit presque toujours de comparer entre elles des sensations passées, et rien n’empêche que cette comparaison ne se fasse au temps où nulle émotion trop vive ne vient offusquer le clair regard de l’esprit.

Une autre objection, c’est que la poursuite du plaisir, comme fin