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une bonne action ? — Que sera-ce si les états de conscience ne sont plus des plaisirs purs, comme les appelait Bentham, mais des plaisirs indissolublement liés avec des peines ? ou, si la comparaison s’établit entre des plaisirs purs et des peines pures, par quel moyen mesurer l’exacte quantité de celles-ci qui est nécessaire pour faire équilibre à ceux-là ?

Obscurs et vagues, ces jugements sont encore variables non-seulement d’un individu à l’autre, mais chez le même individu, selon la diversité des circonstances où il se trouve. — Tantôt ces variations tiennent à certaines conditions inhérentes à la nature même des phénomènes sensibles ; il est des plaisirs ou des peines dont, une fois disparus, l’exacte représentation est à peu près impossible : par exemple, j’apprécie mal, à distance, la douleur que j’ai éprouvée en me faisant arracher une dent, tandis que j’ai une idée très-nette du sentiment d’angoisse qui a précédé l’opération ; pourtant je sais fort bien qu’en réalité la souffrance physique a été ici beaucoup plus vive que la souffrance morale. Si le souvenir des épreuves passées n’est pas sans charme, c’est que nous n’avons plus qu’une conscience obscure des maux eux-mêmes, et que le sentiment agréable qui suit tout développement énergique de l’activité surnage presque seul dans la mémoire. — Tantôt les variations de nos jugements relatifs à l’intensité des plaisirs et des peines résultent des dispositions mêmes de l’esprit qui les représente. Si nous nous trouvons dans un état dont nous aspirions à sortir, nous exagérons volontiers la douceur de l’état contraire. Au milieu du danger, rien ne nous paraît plus désirable qu’une vie tranquille, et nous ne pensons pas à l’ennui qui en est l’ordinaire compagnon. Absorbés par un plaisir d’une certaine nature, nous méprisons tous ceux d’espèce différente ; ils nous paraissent grossiers ou languissants. Comment apprécier à leur valeur les plaisirs de l’activité physique ou intellectuelle le soir d’une journée remplie de fatigues, les joies des affections, quand l’âme a momentanément épuisé sa capacité d’aimer ?

Voilà bien des causes d’erreur ! On dira qu’il est possible d’y remédier en multipliant les observations personnelles, en les corrigeant l’une par l’autre ; mais ce n’est encore là qu’un palliatif insuffisant. Ferons-nous appel, pour contrôler notre propre expérience, à celle d’autrui ? Ceci suppose que tous les êtres humains ont une nature semblable, assertion qui n’est qu’approximativement vraie et qui souvent peut conduire à de faux calculs. Par exemple, il est permis de mettre en doute l’exactitude du principe invoqué par Platon pour établir la supériorité du bonheur que goûte le sage sur celui du voluptueux. Le sage a expérimenté les plaisirs des sens et