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lui-même. Des yeux qui ont regardé fixement une couleur éblouissante en conservent l’impression longtemps après que la cause a disparu, et les objets environnants se colorent pour eux d’une teinte uniforme ; tel un auteur retrouve la trace de ses anciennes passions jusque dans les études qui l’en devraient distraire ; insensiblement, il s’y laisse ramener par le courant naturel de ses occupations, et il est tout surpris de se réveiller un matin sous un joug dont il se croyait affranchi pour jamais. Pareille aventure arriva à Strauss. Schubart et Mœrklin le conduisirent à Frischlin, Frischlin à Hutten, et nous voilà de nouveau en pleine théologie. Déjà, dans la préface de la vie du grand polémiste de la Réforme, Strauss s’adressait à ceux de ses compatriotes qui sentiraient en eux l’étoffe d’un Hutten, les invitait à poursuivre contre l’obscurantisme protestant la lutte commencée par les grands esprits du xvie siècle contre l’obscurantisme catholique. Dans l’introduction aux Entretiens de Hutten, il allait plus loin. L’homme qui avait terminé la Vie de Jésus en affirmant que par son interprétation symbolique de l’Évangile, loin de porter un coup au christianisme et à l’Église, il leur rendait un service signalé, le prenait à présent sur un tout autre ton. « Personne, disait-il en substance, soit prêtre, soit laïque, ne croit plus aujourd’hui à la lettre des dogmes chrétiens. Qu’est-ce donc que cette vaine hypocrisie ? que signifient ces adhésions mensongères professées du bout des lèvres ? pourquoi ne pas rejeter franchement le dogme, tout en persévérant dans notre admiration pour la morale chrétienne et pour la personne du fondateur du christianisme ? — Mais alors, dira-t-on, devrons-nous garder le nom de chrétiens ? — Je ne sais, mais qu’importe le nom ? Ce dont je suis sûr, c’est qu’alors, alors seulement, nous deviendrons vrais, loyaux, sincères ; en un mot, nous serons meilleurs qu’auparavant. »

Ainsi, Strauss retournait à ses anciennes études, mais dans des conditions très-différentes de celles d’autrefois. La Vie de Jésus s’adressait exclusivement aux savants, comme Strauss l’annonçait lui-même dans l’avertissement ; il était temps de faire pénétrer dans la masse du public des idées auxquelles l’avait d’ailleurs préparé le mouvement intellectuel et littéraire des trente dernières années. Strauss écrivit alors la Vie de Jésus pour le peuple allemand (1864). Cet ouvrage ne se distinguait pas seulement du précédent par l’allégement du bagage proprement scientifique, textes, documents, discussions critiques, etc. ; il était aussi conçu dans un esprit différent. La première Vie de Jésus n’avait pas été du tout une critique des Évangiles, mais bien une critique des textes évangéliques ; nous voulons dire que toutes les questions relatives à l’authenticité des quatre Évan-