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REVUE PHILOSOPHIQUE

Le plus grave défaut du système adopté par Strauss, c’est l’effacement excessif de la personne du Christ. Les lecteurs superficiels allèrent jusqu’à accuser l’auteur d’avoir nié son existence ; il n’en était rien, mais Strauss avouait que ce que nous savons de positif touchant la vie de Jésus se réduit à très-peu de chose, deux ou trois faits tout au plus. Il est certain que les événements rapportés par les Évangiles ont le caractère de légendes ; mais, d’autre part, il reste un problème que Strauss ne résout pas : pourquoi les peuples de la Palestine ont-ils voulu voir le Messie dans Jésus-Christ et non dans tel ou tel autre prédicateur, saint Jean-Baptiste par exemple ? Évidemment l’objet de leur choix devait posséder certaines qualités hors ligne qui le justifiaient. Il est permis de discuter la nature et la valeur de ces marques de supériorité, non d’en nier l’existence ; sans cela, comme on l’a dit avec raison, on admet le mouvement et l’on supprime le moteur. La doctrine de Hegel exagère la puissance des abstractions ; pour agir, les idées doivent revêtir autre part que dans l’imagination des peuples la forme d’un homme. Il fallait un Socrate pour régénérer la philosophie grecque ; il a fallu sans doute un Jésus pour fonder la religion chrétienne.

La puissante originalité de la conception, le charme austère de l’exposition, tout recommandait le livre du docteur Strauss à l’attention du public. Presque inconnu la veille, l’auteur devint tout à coup célèbre. Quatre éditions furent enlevées en trois années ; l’ouvrage passa la frontière et fut traduit en anglais et en français. Malheureusement, à côté de quelques enthousiasmes, la Vie de Jésus souleva presque partout les plus ardentes colères. Comment aurait-il pu en être autrement dans un public auquel l’éloquence insinuante et un peu voilée de Schleiermacher avait fait depuis longtemps accepter une sorte de trêve entre la philosophie et le christianisme, trêve où la première s’était réservé la part du lion et le rôle de protectrice, mais qui laissait au moins au second les apparences de l’égalité ? Les savants, menacés dans leur suprématie, joignirent leurs clameurs à celles des simples, inquiétés dans leurs croyances. Le clergé protestant tonna dans les chaires, dans les livres, dans la presse. Le roi de Prusse songea à prohiber l’ouvrage dans ses États ; une commission fut chargée de l’examiner ; l’illustre Neander déclara au nom de celle-ci « que l’ouvrage attentait à toutes ses croyances, qu’il demandait nonobstant que la liberté ne fût point suspendue pour son adversaire et que la discussion fût seule juge de la vérité et de l’erreur[1]. »

Tous les théologiens ne montrèrent pas dans cette occasion une

  1. Quinet, art. cit.