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directe du bien et du mal ; les Védas manqueraient d’utilité, et la main de l’homme elle-même serait un membre superflu[1].

Dira-t-on que si les âmes individuelles sont des parcelles de Brahma, si elles se trouvent, en ce qui le concerne, dans la relation des étincelles avec le feu dont elles jaillissent, les prescriptions et les interdictions des Védas ne serviraient à rien ? Demandera-t-on comment il se fait que Brahma n’agisse pas directement sur les âmes individuelles, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires ? Les védântins répondent que la nécessité des Védas tient au sentiment de la personnalité qui résulte pour les âmes individuelles de leur union avec le corps, laquelle résulte elle-même de l’ignorance. Cette ignorance dérobe aux âmes la notion de la différence qui les distingue de leurs attributs, tels que le corps et les sens, et leur donne par exemple l’illusion de la douleur quand le corps est brûlé ou coupé, douleur qu’on peut comparer à celle qu’on ressent pour les peines d’un fils ou d’un ami et qui viennent de ce qu’on se place à leur point de vue et qu’on se met imaginairement à leur place[2]. L’ignorance primordiale et le sentiment de la personnalité créent les distinctions qui existent entre les créatures ; celles-ci ont un but à atteindre qu’elles ignorent, et de là la nécessité des préceptes indiqués qui leur enseignent ce qu’elles doivent faire et éviter pour l’atteindre[3].

Si l’on objectait encore que toutes les âmes individuelles étant essentiellement identiques et dépendant d’un même maître, leurs œuvres et le fruit de ces œuvres devraient se confondre et être le même pour toutes, il convient de répondre que, si les âmes qui agissent et qui jouissent sont essentiellement unes, les corps auxquels elles sont jointes ne le sont pas. En d’autres termes, les attributs matériels des âmes individuelles ne constituent pas un genre, et dans leur union avec ces attributs les âmes elles-mêmes ne sauraient former un genre. Il s’ensuit que leurs œuvres et le fruit de ces œuvres ne peuvent pas leur être commun[4].

Nous terminerons, comme les Brahma-Sutras eux-mêmes, cet exposé des conditions d’existence des âmes individuelles, par la description des organes dont elles sont munies. Ces organes portent le nom générique de prânas. Les prânas sont, au même titre que le reste de la création, des modifications de Brahma[5]. Il y a onze prânas, qui sont : les cinq organes de perception, ou les subdivi-

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sutras, II, 3, 42.
  2. id. ibid., II, 3, 46.
  3. id. ibid., II, 3, 48.
  4. id. ibid., II, 3, 49.
  5. id. ibid., II, 4, 1-4.