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regnaud. — études de philosophie indienne.

L’union de l’âme individuelle avec le principal organe de l’entendement et de la personnalité, appelé buddhi, est, nous le savons, la condition caractéristique de son existence indépendante ; aussi cette union se maintient-elle à travers toutes les vicissitudes que l’âme individuelle subit dans le cercle de la transmigration, et elle ne cesse qu’au moment où celle-ci rompt par la notion de la vraie science le charme qui l’attachait à la matière, pour se réunir à l’âme universelle. Dans le profond sommeil et quand a lieu la dissolution matérielle qui suit la mort, l’union de l’âme individuelle et de la buddhi est, pour ainsi dire, latente, mais elle se manifeste de nouveau au moment du réveil ou de la renaissance[1].

Mais que faut-il entendre précisément par la buddhi et le manas, et en quoi ces organes intellectuels diffèrent-ils l’un de l’autre ? La buddhi est avec le sentiment du moi, ou la conscience individuelle (ahamkâra), une fonction (vritti) du manas[2]. Dans leur ensemble, ces fonctions forment l’organe interne (antahkarana), qui sert d’attribut spécial aux âmes individuelles. Aussi cet organe est-il appelé indifféremment le manas, la buddhi, le discernement (vijnâna), ou la pensée (citta). Parfois, quand on veut l’analyser, on dit que le manas a l’examen pour fonction (samçayâdivrittika), et la buddhi la détermination (niçcayâdivrittika). En tout cas, l’existence de l’organe interne ou du manas est indispensable. Sans lui, il y aurait à la fois perception constante et absence de perception, car, d’une part, les objets des sens, qui sont les éléments de la perception, se trouveraient en correspondance directe avec l’âme, et les perceptions lui afflueraient constamment, tandis que, d’un autre côté, les perceptions transmises par chaque sens arriveraient toutes à la fois et s’annihileraient les unes les autres sans donner aucun résultat. Pour que ces conséquences n’aient pas lieu, il faudrait supposer que les facultés de l’âme ou des sens pussent être intermittentes ; mais c’est inadmissible pour l’âme, qui, comme nous l’avons vu, ne saurait subir de modifications, et cela l’est également pour les sens, dont l’action capricieuse ne s’expliquerait pas. Il en résulte que c’est le manas ou l’organe interne qui perçoit ou qui ne perçoit pas, selon qu’il s’applique ou non à recevoir les perceptions[3].

Néanmoins, ce sont les âmes elles-mêmes qui portent en elles le principe de l’action ; elles sont agents (kartâ)[4]. On objecte, il est vrai, que l’activité vient de la buddhi et non de l’âme, parce que

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 30 et 31.
  2. id., ibid., II, 4, 6.
  3. id., ibid., II, 3, 32.
  4. id., ibid., II, 3, 33.