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regnaud. — études de philosophie indienne.

caractères distinctifs, ont été développées, manifestées, modifiées ou créées — tous ces termes s’appliquent également à l’acte par lequel le monde matériel a pris naissance — non pas par l’âme individuelle, mais par Brahma, d’après la méthode et les combinaisons indiquées dans le chapitre de la Chândogya Upanishad que nous venons de rappeler.

L’âme individuelle et les organes qui en dépendent. — Les âmes individuelles, nous le savons déjà, ne sont pas distinctes objectivement de l’âme universelle ou de Brahma. C’est seulement à un point de vue subjectif et par l’effet de la fausse attribution dont nous avons parlé plus haut que l’univers se divise en choses dont on jouit (bhogya), c’est-à-dire les objets des sens, et en sujets jouissants (bhoktâ), c’est-à-dire les âmes individuelles. Cette grande division ne comprend en réalité que deux termes, puisque les sujets jouissants, multiples en apparence et si l'on se place à leur point de vue, sont uns en réalité si l’on fait abstraction des limites imaginaires qui les constituent à l’état d’individualités distinctes. Au surplus, ces consciences multiples, qui ne sont autres que la conscience universelle, ne diffèrent pas essentiellement des choses jouies. Les védântins rendaient compte de l’identité primordiale de l’âme universelle, des âmes individuelles et des objets sensibles en comparant Brahma à la mer, qui n’est qu’eau et dans laquelle on remarque pourtant des modifications distinctes, telles que l’écume, les flots, les vagues, les bulles d’air, etc., qui correspondent aux formes matérielles diverses. Mais ces modifications ne diffèrent pas essentiellement de la mer, de même que les formes matérielles ne diffèrent pas essentiellement de Brahma. En réalité, d’une part, rien dans la mer ne diffère de l’eau dont elle est formée, tandis que, de l’autre, rien ne diffère de l’âme universelle, dont le monde entier n’est qu’une modification. Quant aux âmes individuelles, elles ne sont pas une modification de Brahma ; mais, en entrant au sein des modifications matérielles, elles ont trouvé leur individualité et leur limitation, comme l’éther (l’élément qui est supposé remplir l’espace) est limité par le pot, par exemple, qui en contient et en limite une certaine partie, sans pour cela avoir subi de modification ni différer de l’éther extérieur[1].

La relation des âmes individuelles à l’âme universelle étant bien établie et bien comprise, nous allons passer à l’examen des particularités qui les distinguent, en les considérant abstraction faite de l’identité essentielle à laquelle cette relation équivaut. Ainsi que nous venons de le voir, les âmes individuelles n’ont pas été

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 13.