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jour très-éclatant ou très-sornbre. Seulement, surtout dans les premiers moments, on sent l’effort, on éprouve une gêne qui généralement ne tarde pas à disparaître. À cette propriété de l’œil de prendre assez vite une habitude sont dus les effets de la lanterne magique qui ne peut fonctionner que si les spectateurs sont plongés dans une obscurité complète. Et quant aux phénomènes d’équilibre dynamique, chacun de nous les connaît. Ils se présentent chaque fois qu’on passe d’un lieu éclairé à un endroit ténébreux et vice versa. Pendant un temps très-appréciable, l’œil est pour ainsi dire en mouvement et s’efforce de se mettre en état de répondre aux forces lumineuses qui viennent l’exciter.

Les phénomènes qui se rapportent à l’ouïe donnent lieu aux mêmes réflexions. Un violoniste exécute une romance d’un maître ; il n’omet aucune nuance ; le son tantôt se gonfle, tantôt s’adoucit et se perd. Pour jouir de son chant, je dois être à une certaine distance ; de trop loin, je ne saisirai que les notes éclatantes ; de trop près, les traits même délicats me perceront l’oreille. Aussi l’artiste ne jouit-il pas lui-même de son instrument. Pendant qu’il y met toute son âme, il ne ressent pas directement l’effet qu’il produit sur ceux qui l’écoutent. Pour en juger, il doit, pour ainsi dire, se dédoubler et se placer par la pensée au milieu de son auditoire. Quelque chose d’analogue se passe encore dans un salon où une voix de théâtre se fait entendre : elle paraît trop forte.

Passons à un autre exemple d’un ordre plus vulgaire, mais tout aussi frappant. Un convive complaisant est occupé à faire une mayonnaise, et il voudrait obtenir les suffrages de ceux qui sont attablés avec lui. Il s’agit, grosse affaire, d’ajouter le sel et le vinaigre. On y va d’abord hardiment ; mais peu à peu, à mesure que l’on approche de la perfection, la sensibilité se développe, et un moment se présente où le palais ne réclame plus qu’un grain de sel et un soupçon de vinaigre. Un rien suffit pour qu’un ragoût soit trop ou trop peu salé ; mais, si le défaut est poussé trop loin, s’il dépasse une certaine mesure, on cesse de pouvoir juger du degré d’imperfection. On n’établit presque pas de nuances dans l’excès d’acidité ou de salaison, et une sauce qui est insipide ne perdra pas énormément à avoir plus de fadeur. Pour rester dans le même ordre d’idées, sur quoi est fondé l’art du gourmet, si ce n’est sur le soin qu’il met à ménager la délicatesse de ses papilles gustatives ? et le talent du vrai maître d’hôtel ne consiste-t-il pas, non uniquement à préparer les mets et à choisir les boissons, mais surtout, comme dit Brillât-Savarin[1],

  1. Physiologie du goût, médit. III, 49.