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touche la montagne par son bord inférieur ; là il s’arrête, il semble se reposer et reprendre, pour ainsi dire, haleine ; puis tout à coup une partie notable de son disque se cache au regard fixé sur lui. Il s’éclipse ainsi tranche par tranche ; et la dernière parcelle, à son tour, a l’air de quitter à regret la Terre et de s’attarder sur la crête ; puis elle s’abîme en un instant et laisse le spectateur surpris de ne plus l’apercevoir.

On sait que, dans les observations du passage de Vénus sur le Soleil, les astronomes sont contrariés par le phénomène connu sous le nom de la goutte noire. La planète, au moment où le contact va s’établir, semble se tenir pendant quelque temps à une faible distance, puis tout à coup elle se précipite sur l’astre, de façon à rendre impossible la connaissance de l’instant précis du phénomène. C’est ainsi que deux gouttes, dès qu’elles sont suffisamment près l’une de l’autre, se confondent brusquement. Ce phénomène n’a peut-être pas d’autre cause que la discontinuité nécessaire de nos sensations. Les roues d’une charrette en mouvement nous font l’effet de tourner sur elles-mêmes par saccades. Les merveilles du phénakisticope qui nous présente des joueurs de boules, des acrobates, des chevaux sautant au-dessus de barrières, trouvent peut-être leur explication autant dans ce fait que dans la persistance des impressions lumineuses qu’on lui assigne d’ordinaire pour cause unique. Et l’expérience de Wheatstone pour déterminer la durée maximum des éclairs est probablement illusoire. On la connaît sans doute. De ce qu’une roue tournant rapidement paraissait immobile quand un éclair venait l’illuminer, ce savant concluait que la durée de l’apparition était inférieure à un millième de seconde. Et enfin, en considérant un moment la question sous son côté artistique, comment concevoir, si la sensation ne présentait pas ce caractère, que le peintre pût songer à représenter le mouvement, le paisible travail du laboureur, la fuite affolée du gibier sous la poursuite ardente des chiens, la chute d’un Phaéton ou d’un Icare ?

Donc pour en revenir à l’expérience des deux ombres, si à un certain instant l’une d’entre elles s’évanouit, si la différence entre notre état quand nous regardons le fond et notre état quand nous regardons l’endroit où doit se trouver l’autre ombre cesse d’être perceptible, il n’y a là qu’un cas particulier d’un fait universel.

Mais, objectera-t-on, la sensation ne présente jamais le caractère de continuité au moins apparente que l’on constate dans les phénomènes extérieurs. C’est une erreur. Je dis que l’on peut faire croître la sensation d’une manière continue, ce mot étant accompagné des restrictions énoncées plus haut. Dans mon Étude psycho-