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REVUE PHILOSOPHIQUE

À côté de la coutume de faire des trophées avec des mâchoires, on peut mettre l’usage analogue d’en faire avec des dents. Nous en avons des exemples en Amérique. Les Caraïbes « enfilaient ensemble les dents de ceux de leurs ennemis qu’ils avaient tués dans la bataille et les portaient autour de leurs bras et de leurs jambes. » Les Tupis dévorent leurs prisonniers et en conservent « les dents, dont ils se font des colliers. » Les femmes des Moxos « portaient des colliers faits de dents des ennemis tués par leurs maris dans les batailles. » Au temps de la conquête par les Espagnols, les naturels de l’Amérique centrale firent une idole « et mirent dans sa bouche des dents arrachées aux Espagnols qu’ils avaient tués ». Enfin, un passage cité plus haut marque que les Achantis portent aussi des dents, entre autres trophées.

Il est d’autres parties de la tête qu’on peut aisément détacher et qui servent aussi au même usage. Quand beaucoup d’ennemis ont été tués, on a un moyen de les compter qui n’occupe pas un grand volume : c’est de recueillir leurs oreilles. C’est probablement pour cela que Gengis-Khan, en Pologne, fit « remplir neuf sacs d’oreilles droites des morts ». On a quelquefois pris des nez comme trophées faciles à compter. Constantin V « reçut comme une offrande agréable un plat rempli de nez », et de nos jours même les combattants monténégrins portent à leurs chefs les nez qu’ils ont coupés. Si les Turcs tués dans le combat ont eu le nez coupé au nombre de cinq cents dans une seule bataille, c’est, dit-on, en représailles de ce que les Turcs avaient coupé des têtes. C’est vrai ; mais cette excuse ne change rien au fait. « Les chefs monténégrins ne se laisseraient pas persuader de renoncer à l’usage de payer à leurs hommes le nombre des nez qu’ils rapportent. »

Les anciens Mexicains, qui avaient pour dieux leurs ancêtres cannibales déifiés, en l’honneur desquels on accomplissait journellement les rites les plus horribles, prenaient quelquefois pour trophée la peau entière du vaincu, « On écorchait vif le premier prisonnier de guerre. Le soldat qui l’avait pris revêtait cette peau sanglante et, sous cette parure, servait durant quelques jours le dieu des batailles… Celui qui revêtait cette peau allait d’un temple à l’autre ; les hommes et les femmes le suivaient en poussant des cris de joie. » Ce fait nous fait voir deux choses, d’abord que le trophée est pris par le vainqueur en signe de sa valeur, et ensuite qu’il en résultait une cérémonie religieuse : on arborait le trophée pour plaire, croyait--on, à des divinités sanguinaires. Il y a une autre preuve que telle était l’intention de la cérémonie. « À la fête du dieu des orfèvres, Totec, un des prêtres, revêtait la peau d’un prisonnier, et, ainsi vêtu,