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l’homme, on ne sait pas ce qu’on fait : « La matière est une abstraction et les matérialistes s’attachent à un mot ; ils croient s’emparer de la réalité, de la substance, et ne saisissent que l’ombre au lieu de la proie. Le réel, le substantiel, c’est pour l’homme et pour tout être vivant, au regard de la sensation, la somme des relations ressenties par cet être, au moyen des sens, entre lui et d’autres choses ou d’autres êtres. » En effet, tout est phénomène. En saisissant les choses telles qu’elles sont relativement à nous, nous les saisissons dans leur vérité en tant qu’elles nous concernent. « La chose en soi constitue aussi bien que la matière une abstraction ignorée de la nature. La réalité c’est le rapport des choses, et, sans paradoxe, on peut dire, en se plaçant au point de vue de l’ensemble universel, de l’univers, qui est un système de rapports, que le relatif est l’absolu. L’apparente contradiction des termes se résout dans ce fait que les derniers éléments indécomposables de la multiplicité — nous les nommons des atomes — ont leur raison d’être dans l’ensemble formé par leurs liens et finalités réciproques et qu’on ne saurait, même par la pensée, détacher un seul de ces éléments des connexions où il se trouve avec les autres sans le réduire à l’impossibilité, sinon d’exister, du moins de manifester son existence en agissant sur d’autres : or, n’est-ce pas comme cause et, par conséquent, comme agissante que toute réalité se montre ? »

Dans cette conception, que deviennent le corps et l’âme ? « Quand on pénètre sous les mots jusqu’aux choses, au lieu de prendre les mots pour les choses, on en vient à s’apercevoir, dit M. Dollfus, qu’âme et corps, esprit et matière, sujet et objet, ne désignent réellement, les premiers que la réalité qui perçoit, les seconds que la réalité qui est perçue, les deux termes distincts mais liés du phénomène de sensation. Dans ce rapport ressenti au moyen d’organes spéciaux, la réalité qui perçoit ne se connaît que dans sa relation avec quelqu’autre réalité, qu’elle ne connaît à l’inverse que dans sa relation avec elle-même. Il n’en résulte point que ce qui perçoit et ce qui est perçu dans la sensation soient des réalités essentiellement différentes et qu’il convienne d’opposer sous des mots antagoniques. Gardons les mots de matière et d’esprit, mais comme désignant des réalités distinctes, qui peuvent au fond avoir même essence (quoique nous ne saurions le démontrer), des réalités dont les unes sont perçues objectivement quand les autres le sont subjectivement, c’est-à-dire directement par elles-mêmes. »

Nous avons tenu à citer textuellement les pages qu’on vient de lire, parce qu’elles nous paraissent un signe des temps : elles montrent en effet que les esprits les moins prévenus, les moins soumis aux influences d’école, les plus libres de toute attache dogmatique, arrivent ou reviennent de plus en plus aux grandes conceptions de Leibniz et de Kant qu’ils s’efforcent de corriger et de compléter les unes par les autres, en même temps qu’ils essaient de les faire accorder avec les données positives de la philosophie expérimentale. La théorie de la liaison universelle des phénomènes découle directement de l’harmonie préétablie