Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
revue philosophique

une Apologie, que nous possédons : elle constitue le fonds des Mémorables. Dans cet écrit, en effet, on trouve des morceaux de deux manières bien distinctes : les uns d’exposition contenue, les autres de discussion. Or, de ces deux manières, la première seule est socratique ; c’est ce que prouve la phrase suivante (Mémor., I, i, 10) : καὶ ἔλεγε μὲν ( Σωκράτης) ὡς τὸ πολύ, τοῖς δὲ βουλομένοις ἐξῆν ἀκούειν. M. Krohn traduit : « Son habitude était d’exposer : libre aux autres d’écouter. » Socrate avait donc des auditeurs plutôt que des interlocuteurs. Si l’on excepte le début de chacune de ses causeries avec les sophistes (et encore, même dans ces moments, il ne discutait pas, il faisait parler son adversaire, le menait à un piège), Socrate n’aimait, ne souffrait du dialogue que la forme et l’apparence. Xénophon savait bien cela, et ne le mit jamais en scène que pour le faire discourir en maître. Mais Xénophon eut des imitateurs : les « Conversations Socratiques, » λόγοι Σωκρατικοί, devinrent à la mode. Or les auteurs de ces petits écrits apocryphes, qui n’avaient point connu Socrate, se plurent à en faire un disputeur, un « éristique, » et lui prêtèrent des maximes d’une sagesse vulgaire, « Abdéritaine, » dit M. Krohn. Puis vinrent les compilateurs d’Alexandrie qui entassèrent pêle-mêle dans un même volume, et ces λόγοι et l’Apologie véritable, et en firent les Mémorables. On finit par croire l’Apologie perdue, et il se trouva naturellement un faussaire pour en fabriquer une nouvelle. — Voilà l’explication de M. Krohn. Il pense avoir, par là même, trouvé un critérium pour distinguer, sous la masse des passages apocryphes, les débris de la vraie Apologie par Xénophon. Il a même cru pouvoir la reconstituer, en 7 chapitres.

Arrivant aujourd’hui à la République de Platon, M. Krohn fait une découverte non moins inattendue. « Les chapitres que déjà il avait distingués et reconnus pour authentiques (dans les Mémorables) se retrouvent, avec leurs débuts et leurs particularités de détail, dans le cadre de la République. » Il en tire deux conclusions. D’abord sa critique des Mémorables en reçoit une telle confirmation, qu’elle lui paraît maintenant « certaine. » Ensuite, il devient clair que Platon dans sa République, comme Xénophon dans sa Cyropédie ou son Apologie, a eu pour objet unique d’exposer les idées politiques de Socrate, sans s’en éloigner autrement que pour les développer. — Mais, d’autre part, la République, examinée de près, laisse voir des contradictions : si elle est, en maint passage, une fidèle exposition de la doctrine socratique, plus d’une théorie s’y trouve, qui est en opposition formelle avec les doctrines du maître.

Ce fait s’explique par une hypothèse : Platon a dû travailler à la République, la corriger, y ajouter, durant tout le cours de sa vie. Cet ouvrage reproduit donc toutes les variations de la pensée de l’auteur, qui fut d’abord toute socratique, et devint, par degrés, originale et presque indépendante. Deux livres seuls, les deux premiers, sont de la première période, et datent à peu près du même temps que le Lysis.

Il ne faut donc plus ni dissimuler, ni chercher à expliquer les incohérences de cet ouvrage. Un autre objet s’offre aux recherches des cri-