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Comment à cette tâche (die Aufgabe) qu’une spéculation incertaine vous découvre, pourrez-vous donner l’autorité du devoir (das Sollen) ?

Une société fondée sur les maximes purement égoïstes de l’intelligence serait sans doute possible. Mais il faut encore pour cela prendre un autre point de départ que le double instinct de conservation individuelle et spécifique, même accompagné de prévision et de raisonnement : car l’instinct suit sa voie et ne se règle pas lui-même. Il faut partir de la volonté libre incoercible : la justice stricte n’est guère en effet qu’une théorie générale des rapports logiques de volontés autonomes, impénétrables par le dehors, dont l’accord et l’équilibre présupposent l’affirmation d’une égalité absolue. Mais cette dynamique sociale elle-même n’est point toute la moralité, n’épuise point l’idée à priori du devoir et du bien, et ne peut expliquer l’amour d’autrui, l’abnégation de soi-même, en un mot la charité. « Cela est d’un autre ordre : surnaturel », suivant la forte et profonde expression de Pascal.

III. Dans un dernier chapitre intitulé Réflexions, M. Hermann, avec une complaisance d’auteur bien naturelle, soutient qu’une telle conception de la destinée humaine est appelée à pénétrer un jour par delà le petit groupe des esprits éclairés, au sein de la foule croyante. Il ne regarde pas la foi à une autorité divine suprême comme un dogme religieux nécessaire à l’humanité. Ce qui fait la force des enseignements religieux aux yeux de l’enfant, dit-il, c’est l’autorité du maître, le caractère sacré des parents auxquels nous les devons. Plus tard, ce qui règle la croyance de l’homme fait, c’est moins la partie dogmatique de la religion révélée que l’opinion publique. Et la preuve, c’est que toutes les religions révélées se sont accommodées aux idées dominantes de chaque âge et de chaque peuple : ainsi le christianisme s’est réconcilié avec les riches, après avoir anathématisé la richesse, a fait du mariage une institution sacrée, rivale du célibat pratiqué par les premiers fidèles, et dans la suite s’est montré si tolérant pour des coutumes immorales, comme le duel. Il suffit donc que l’opinion dominante se prononce dans l’avenir en faveur d’une conception nouvelle de l’univers, celle-là scientifique et raisonnée, pour lui communiquer l’ascendant d’un dogme révélé. — Singulière erreur, de croire que l’humanité peut vivre seulement de vérités scientifiques démontrées. La religion, c’est tout au contraire la part du sentiment individuel, de la foi inspirée par l’éducation, le tempérament, l’imagination, le sentiment de notre infirmité et les secrètes terreurs de l’esprit en face du grand mystère.

La croyance à l’immortalité personnelle n’est point davantage, selon M. Hermann, un élément nécessaire de toute religion. Laissons de côté les conceptions symboliques de l’enfer et du paradis, dont il triomphe à bon marché. Quoi qu’on doive penser des postulats de la raison pratique, la croyance à une vie future répond à une invincible illusion de notre esprit. La moralité vraie, absolue, est à coup sûr dans l’accomplissement du bien sans espoir de récompense ni de sanction : mais cette logique des esprits supérieurs n’est point accessible, et ne le sera de longtemps, à la foule. Après tout il est juste qu’à l’exemple du philosophe