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renouveler, se modifier toutes les parcelles de mon être, toutes les gouttes de mon fleuve. » C’est une impression que l’on a bien rarement pour les autres. Au fond, il semble qu’ils demeurent beaucoup plus que nous.

Il faut faire une seconde remarque. Le devoir, pour nous, c’est ce que comportent, dans l’avenir, telles de nos tendances, tels de nos désirs, c’est l’élément réel qu’ils serviront à construire. Et l’on a pu montrer comment le devoir se ramenait, pour une grande part, à l’idée de l’attente : il est le moi projeté dans l’avenir, le moi prolongé. Or nous avons encore, à l’ordinaire, une idée bien plus nette, bien plus assurée de ce qu’est le devoir des autres que de notre devoir à nous.

Et la morale le reconnaît si bien qu’elle nous conseille volontiers d’agir comme si nous étions un autre. « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Demande-toi ce qui arriverait si tout le monde agissait comme toi. Agis comme tu voudrais que les autres agissent. » Ce qui revient à dire : imagine que tu n’es plus toi, mais que tu es quelqu’un d’autre ; ainsi tu comprendras mieux ta nature et ton devoir.

Si je vois une personne pour la première fois, j’en garderai volontiers l’impression d’une individualité très nette. Je me souviendrai de certaines de ses attitudes. J’imaginerai certains traits de son caractère. J’aurai une idée très nette de son moi ; mais si je la revois souvent, très souvent, si je vis davantage avec elle, si je partage ses émotions, elle me paraîtra de plus en plus confuse et mystérieuse, si elle est plus proche de moi. Et je me rendrai compte que les mots et les traits de caractère déjà fixés ne s’appliquent pas tout à fait à elle et qu’elle est autre chose encore qu’un moi.

§ 5. Ainsi même notre idée du moi la plus abstraite paraît être l’application à certains de nos sentiments, à certaines de nos idées, d’une forme étrangère, imitée des autres. Quelle peut être l’utilité d’une pareille idée ?

Regardons quel est le procédé suivi dans une discussion. S’il s’agit d’une discussion sérieuse, si nous tenons vraiment à convaincre notre adversaire, à lui faire adopter nos idées, nous nous efforcerons de nous placer sur son terrain, de prendre la question au même point de vue que lui. Volontiers nous lui laisserons entendre que nos sentiments à tous deux et notre idée dominante sont, au fond, identiques. De bonne foi, nous pourrons arriver à croire que, seule une nuance imperceptible nous sépare. Peut-être l’idée du moi est-elle une concession pareille : en face d’un monde qui nous paraît méfiant et hostile, nous affirmons — et surtout nous nous affirmons à nous-mêmes — que l’on peut nous croire, que nous sommes pareils à celui-ci et à celui-là, que nous avons les mêmes désirs et les mêmes intérêts.

Un enfant court dans un salon et se heurte à un meuble. Il peut se ramasser sur lui-même, sauter et donner à son tour un grand coup au meuble : il lui a fait mal. C’est qu’il s’était fait un meuble, c’est-à-