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Parfois même l’auteur nous semble compromettre une thèse juste on voulant trop prouver ; lorsque, par exemple, non content de montrer que tous les hommes sont religieux à leur manière, il va jusqu’à soutenir que toutes les peuplades sans exception admettent, au-dessus des esprits et autres puissances surnaturelles, « un Dieu suprême. » — D’autres fois sa pensée demeure incertaine et sans netteté. Ainsi, après avoir déclaré en thèse générale que l’homme est séparé du reste des êtres par des caractères intellectuels, aussi bien que moraux et religieux ; après avoir fort bien énuméré ces manifestations de l’intelligence proprement humaine, et avoir mis avec raison en première ligne, avant l’état social, avant l’industrie, le langage, on n’est pas peu surpris de l’entendre dire que ces phénomènes intellectuels et le langage même, « malgré ce qu’ils acquièrent chez nous d’exceptionnel et d’élevé, n’isolent pas l’homme des animaux… »

Enfin, nous nous permettrons de lui faire un reproche plus grave encore. À plusieurs reprises il affirme fortement que tous ces faits (intellectuels, moraux et religieux) « diffèrent d’une race humaine à l’autre, peuvent et doivent par conséquent être considérés comme des caractères, au même titre que les actes de nos races animales. » Les divers modes de vie sociale, les diverses industries, institutions, dispositions morales et croyances religieuses distinguent, selon lui, les groupes d’hommes comme les instincts divers de nos chiens distinguent par exemple le chien d’arrêt du chien courant. Les langues surtout « ont comme faits différentiels et caractéristiques une importance à part. » On s’attend donc à voir le savant anthropologiste esquisser à grands traits une classification des races humaines d’après ces caractères. Comment n’être pas un peu déçu, lorsque, au lieu de cela, on ne le trouve occupé qu’à établir une fois de plus, par l’examen de ces mêmes caractères proclamés différentiels, l’unité de toutes les races humaines ? Pourquoi donc avoir déclaré « différents chez les différentes races, » des caractères qu’on ne passe ensuite en revue, que pour montrer tour à tour qu’aucun d’eux ne saurait différencier les races ? Ainsi, nous dit-on, il y a, à la vérité, trois grands types de langues[1] et trois grands types d’état social[2], comme il y a physiquement trois grandes races d’hommes[3] ; mais chacune dés trois grandes races présente à la fois les trois types sociaux, offre à la fois les trois types linguistiques. Ni la civilisation des peuples, ni leur langue ne peuvent donc servir de base à une sérieuse classification.

On le voit, toute cette dernière partie aurait pu être élaborée avec plus de rigueur. Bien que très-pleine et fort instructive, elle n’aura pas

    sociétés ; tout ce qu’il dit des causes de nos préjugés et de nos erreurs sur ce point, a été dit avec la même fores et en termes presque identiques par M. Janet dans un ouvrage devenu classique. (P. Janet, La Morale, livre III, chap. iv. — Paris, Delagrave. 1874)

  1. Langues monosyllabiques, L. agglutinatives, L. à flexion.
  2. Peuples chasseurs ou pêcheurs ; P. pasteurs ; P. cultivateurs.
  3. Race Blanche, Race Noire, Race Jaune.