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ou les existences et les phénomènes se succèdent-ils à la façon des vagues de l’Océan qui lui impriment une figure différente et toujours la même ? Question profonde et grave, traitée de la manière la plus magistrale par un héritier de Platon, M. Janet. Dumont, qui consacre à cette question deux articles spéciaux et qui y revient volontiers en toute occasion, ne me paraît cependant pas l’avoir abordée de front. On me permettra de m’y arrêter un instant. Il a mille fois raison quand il dit que la. science doit, dans l’explication des phénomènes, écarter l’hypothèse inutile des causes finales ; mais le problème métaphysique est de savoir s’il y a des buts dans la nature. Ainsi il n’a pas saisi, dans toute sa portée la distinction que M. Paul Janet fait entre le hasard et la finalité, et il ne me paraît pas non plus avoir suffisamment compris ce que ce penseur entend par des multiplicités de coïncidence. Si d’un sac je tire tantôt une boule blanche, tantôt une boule noire, je puis dire chaque fois, en employant certaine façon de parler, que c’est le hasard qui guide ma main. Mais si j’amène chaque fois une boule blanche, je devrai bien chercher une autre cause à cette coïncidence singulière — cette cause sera, si l’on veut, la grande supériorité du nombre des boules blanches sur celui des noires. Le hasard est encore cause que je retire à chaque coup une boule déterminée plutôt qu’une autre, mais il est peu probable que ce soit le hasard qui fasse sortir toujours des boules blanches. De même, si je vois le typographe prendre des caractères dans son casier et en composer l’Iliade, je suis tenu de chercher une cause à ce résultat si étrangement combiné, et cette cause ne peut être qu’un but. Or la nature est un poème, ou, si l’on aime mieux, une horloge, et, comme le disait avec esprit l’abbé Galiani, force m’est bien de reconnaître que la nature est pipée[1]. D’ailleurs comment expliquer ce fait que cette nature aveugle a produit un être, l’homme, qui agit avec finalité et qui a l’idée de la finalité ? Aveu singulier, dans ce même article Dumont reconnaît que « la vie a pu être à l’origine une réussite difficile, rare, unique, mais, une fois produite, elle n’a pu aller qu’en se compliquant et en se perfectionnant en raison même de ses complications[2]. » La vie, une réussite !

Examinons toutefois la seconde partie de l’assertion et voyons si nous pouvons éliminer l’élément intellectuel. J’accepte ces assertions de Dumont que la fonction engendre l’organe, que l’on ne fait avec finalité que ce que l’on a fait d’abord sans finalité, et que la sélection naturelle est une cause nécessaire de complication et de perfection-

  1. Revue philos., p. 88.
  2. Ibid., p. 319.