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passionnels et tous les faits historiques, on devrait logiquement conclure à l’égalité de tous les devoirs. On ne comprend pas qu’il y en ait de plus ou moins stricts ; ils sont, ou ils ne sont pas ; mais, du moment qu’ils s’imposent à la conscience, ils sont également, et au même titre, obligatoires. Une morale exclusivement formelle ne comporte donc d’autre logique que celle des stoïciens dans leurs célèbres paradoxes ; elle exclut toute casuistique comme irrationnelle et inintelligible. Maintenant admettons, — et comment ne pas admettre un fait aussi éclatant ? — admettons, dis-je, la solidarité humaine : alors on comprend le mérite, et les degrés dans le mérite[1]. Dans un milieu uniquement créé par la raison, l’être raisonnable n’aurait aucun effort à faire pour être juste vis-à-vis de ses semblables, assuré qu’il serait que ses semblables observeraient la justice vis-à-vis de lui : il y aurait là une loi de réciprocité parfaite. Mais le simple accomplissement des devoirs les plus impérieux devient méritoire et plus ou moins méritoire, lorsqu’il faut s’armer d’énergie pour se soustraire aux influences démoralisantes de la société et qu’on a soi-même souvent à lutter contre des dispositions héréditaires qui sont en quelque sorte entrées dans le sang. « La solidarité, sans attenter à l’imputabilité stricte de l’agent libre, sans supprimer sa responsabilité, réclame et absorbe une part de tout mérite et de démérite, de tout bien ou de mal moral, en tant que certains mobiles essentiels des actes proviennent de causes étrangères à la conscience qui les admet. La solidarité sociale est toujours une sorte d’excuse partielle à apprécier dans les fautes et il en est de même de la solidarité personnelle, hors les cas, il est vrai très-nombreux, où les habitudes acquises, la nature viciée d’un criminel sont imputables à l’exercice antérieur de la liberté[2]. »

Ainsi on n’excuse pas l’homme, on ne le disculpe pas ; mais on le comprend, et on peut d’autant mieux prétendre à le diriger : voilà pour le point de vue pratique. Quant au point de vue logique, ou, pour mieux dire, scientifique, il y a grand intérêt à séparer nettement la morale pure de la morale appliquée et à ne pas laisser dans la première des considérations qui n’appartiennent qu’à la seconde. Rendons à l’idéal ce qui appartient à l’idéal, et aux faits ce qui appartient aux faits : ainsi tous les problèmes s’éclairciront et se coordonneront, et nous pourrons justifier les jugements de la conscience empirique dans l’état de guerre, sans méconnaître, et surtout sans défigurer les règles idéales de l’état de paix.

  1. Voir la Morale, 122 et sq. ; 119 ; 233 et sq. ; Voir également le 4e Essai, introduction, notamment p. 29 et 76, sur les faits d’hérédité.
  2. 4e Essai, 33. — Morale, I, 293.