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gérard. — philosophie de voltaire

ports qui relient l’un à l’autre ces « moments » de l’histoire ? Et ne devient-il pas clair que ces rapports sont les lois mêmes de l’esprit humain ? Qu’est-ce que le travail de ces trois siècles, sinon la démarche naturelle de l’esprit qui, absorbé d’abord par la vie, distrait par le tumulte de la réalité, se recueille peu à peu dans le souvenir ; prend possession et maîtrise de soi, reproduit, imagine, invente, crée ; puis, après avoir fait passer en lui, par le don du poète, cette vie où jadis il se dispersait, s’avise enfin de la comprendre et d’en trouver la loi ? Si bien que dans la loi, énoncée par la science, apparaît encore l’idéal, d’où elle est née, et, plus loin, la grande crise de l’histoire et de l’esprit, d’où sont sortis un art et une science. Si bien, de même, que le personnage en qui, un jour, se résume la pensée de toute une période, évoque à lui seul une légion de penseurs, d’artistes, de héros. Et, de fait, Voltaire, le nom seul de Voltaire a cette signification étendue et profonde : Gœthe déjà l’avait reconnu, et l’Allemagne contemporaine a ratifié ce jugement. — Quelle pensée, quelle philosophie résultait de la révolution du seizième siècle, et de l’art du dix-septième ? Comment le « siècle des lumières » est-il l’achèvement de la Renaissance et de la Réforme ? Telle est la préface à la philosophie de Voltaire ? Il faut, au moins, l’indiquer[1].

À la fin du seizième siècle, ni la Renaissance, ni la Réforme ne l’avaient emporté. Il se fit, entre elles, une sorte de compromis : Érasme[2], dès l’origine, appelait de ses vœux un christianisme philosophique où se seraient mêlées les deux inspirations ; il est curieux de remarquer que la conclusion du siècle fut précisément telle qu’il avait souhaité le début. Alliées, un instant, par la communauté de certaines études, et aussi, peut-être, par politique, puis séparées l’une de l’autre au lendemain d’un succès qui leur faisait une destinée diverse, la Renaissance et la Réforme aboutirent à une conciliation. Après que, d’une part, les purs « humanistes », de l’autre, les « évangéliques » eurent poussé à la dernière extrémité les opinions qui les divisaient, après que les uns, de conséquence en conséquence, furent allés jusqu’à une véritable restauration du paganisme[3], tandis que les autres, à force de zèle protestant, suscitaient une scolastique nouvelle, la scolastique luthérienne[4] ; cette espèce de guerre civile de la pensée dut se terminer par un traité de paix.

  1. Voir à ce sujet dans « l’ancien régime » de H. Taine, les pages consacrées à l’étude de l’esprit classique, de l’âge classique.
  2. Strauss a relevé les analogies et les ressemblances entre Érasme et Voltaire.
  3. Consulter Burkhardt : Die Cultur des Renaissance in Italien.
  4. Sur la scolastique luthérienne, voir J. Schmidt, Geschichte der geistigen Lebens in Deutschland, Tome 3e, les premières pages. Voir aussi Lichtenberger, Histoire des idées religieuses en Allemagne, les premiers chapitres.