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monde. Nous ne pensons pas qu’il ait jamais existé des hommes, si peu hommes, même chez les sauvages, qu’ils n’aient eu, à un degré quelconque, une certaine conscience d’une nature supérieure à celle des animaux et de la forme qui leur est propre. De là ce que nous découvrons d’universel dans la morale ; de là ce point fixe, ce centre immobile où se rattache tout ce qu’elle a d’immuable. De ce point fixe, au fur et à mesure des progrès de l’intelligence, rayonnent successivement des lumières plus vives et plus étendues sur l’excellence de cette nature, conformément à laquelle nous devons agir, sous peine de déchoir, de nous dégrader ou, comme nous l’avons déjà dit, de nous abrutir. Ainsi y a-t-il un progrès des idées morales qui se concilie avec la fixité et l’immutabilité des principes. Mais en admettant ce progrès intellectuel et purement théorique, nous n’avons garde de prétendre que l’homme est meilleur, par cela seul qu’il est plus éclairé, et d’aller ici contre la thèse que nous avons récemment soutenue[1]. Nous persistons à croire que l’étendue de l’intelligence est toute autre chose que la quantité de la bonne volonté, sans laquelle il ne saurait y avoir de moralité, et que la lumière intellectuelle ne se confond pas avec le mérite et la vertu.

La loi morale, ou la règle des mœurs, étant tirée de nous-mêmes, il en résulte, contrairement à une autre assertion de quelques philosophes spiritualistes, que si elle est supérieure, en tant qu’on remonte au premier principe des choses, elle n’est pas antérieure à nous. Avant que l’humanité fût, elle n’existait pas ; du moment que l’humanité a commencé, elle a existé. Redisons donc, avec Descartes, que l’idée de justice est née avec nous. Quelle plus grande force pour la morale, que cette intimité, que cette coexistence et identité de son principe avec notre être propre ! L’homme est sa loi à lui-même ; la loi est la forme même de l’homme incrustée, pour ainsi dire, dans ses entrailles et dans son essence ; pouvions-nous donc être plus à portée de sa voix, mieux l’entendre et mieux la comprendre, si nous ne lui fermons pas notre oreille et notre esprit ? Pour la connaître nous n’avons besoin que de rester au-dedans de nous et que de nous ausculter nous-mêmes, si l’on veut nous passer une image qui rend bien notre pensée. La connaissance de notre bien n’exige pas, fort heureusement, celle du bien absolu ; la science de nos devoirs n’est pas au prix de celle de l’ordre universel. Nous n’avons pas à nous guider dans la vie d’après la fin dernière des choses, que nous ne connaissons guère, il faut bien en convenir, mais d’après ce que nous sommes, notion qui est un peu plus à notre portée.

  1. Morale et progrès, 2e èdit., Didier, 1876.