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ANALYSESswientochowski. — Lois morales.

vers tous. Il est donc inexact d’opposer entre eux les penchants sociaux et les penchants égoïstes : les premiers ne sont que la conséquence nécessaire des seconds. Une société d’égoïstes purs, de troglodytes, pourrait parfaitement subsister. La majorité des intérêts liguée contre les intérêts dissidents imposerait à ceux-ci des règles déterminées, ne fût-ce que des lois prohibitives. Or, d’après la définition de M. Swientochowski, « une loi morale est toute espèce de règle établie dans un groupe social, obligatoire au sein de ce groupe, d’après laquelle l’homme doit, indépendamment de ses propres penchants, gouverner sa volonté. »

L’égoïsme, ce puissant agent de l’organisation des sociétés, n’exclut pas les penchants altruistes de notre nature, comme la bienveillance, la sympathie. Ces tendances sont-elles satisfaites ? nous en ressentons du plaisir. Contrariées ? de la douleur. C’est donc toujours un égoïsme inconscient qui nous pousse à vouloir le bien d’autrui, dont parfois le nôtre dépend. Si nos penchants altruistes sont primitifs, d’où vient que, selon la fine remarque de Darwin, notre sympathie soit tantôt prodigue, tantôt avare d’elle-même, qu’une mère plaigne son fils plutôt que le fils d’un étranger ? Ce sont nos épreuves personnelles qui nous disposent à la compassion envers autrui. La seule pensée de la douleur ou du plaisir d’autrui n’est pas, comme l’affirme Stuart Mill, une cause de douleur ou de plaisir pour nous. Quel est l’Anglais qui, voyant un sauvage se lamenter durant une éclipse de soleil, parce qu’il croit l’astre mangé par les chiens, en éprouverait de la douleur ? Une Indienne, qui jette son fils sous les roues du char de Jaggernaut, ne comprend pas la douleur d’une Espagnole dont le fils a eu les os brisés par la roue de l’Inquisition. Un homme qui n’aurait jamais souffert serait inaccessible à la pitié.

Les penchants altruistes, conclut M. Swientochowski, ne diffèrent pas des égoïstes par leur origine, mais par leur direction. Cette vérité devient plus évidente encore, si, au lieu de considérer nos penchants altruistes dans leur état actuel de développement, on en étudie le processus graduel. L’ethnologiste est tout d’abord frappé par ce fait, que ces penchants s’étendent à tel groupe social exclusivement. Un indigène d’Amérique respectera la vie et les biens de ses compatriotes, mais tuera sans scrupule un étranger. La différence de race, de religion en arrête l’élan ; voyez les enfants chrétiens et les juifs. Cela prouve déjà que ces penchants altruistes sont acquis et se confondent à l’origine avec les instincts simplement sociaux d’une race déterminée.

L’habitude, les rapports quotidiens des individus, le langage, en partie aussi l’hérédité fortifient et généralisent nos sentiments altruistes. Cependant M. Swientochowski ne croit pas, comme Spencer et Darwin, que chaque nouveau né apporte avec lui dans le monde le patrimoine intact des instincts de son espèce, et parmi eux tous les penchants altruistes qui se sont formés parmi les générations antérieures. Plus