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les pierres dociles à la lyre d’Amphion. « La cellule est déjà une petite concentration personnelle ; plusieurs cellules consonant ensemble forment une conscience au second degré (homme ou animal). Les consciences au second degré, en se joignant, forment les consciences au troisième degré, consciences de villes, consciences d’églises, consciences de nations, produites par des millions d’individus vivant d’une même idée, ayant des sentiments communs. » Et la conscience unique en émane, comme le dernier son de l’universelle harmonie. De même que l’amour est la réunion en un de mille désirs rudimentaires éclos dans les profondeurs de l’organisme, de même la conscience divine du monde résulte des mille aspirations qui retentissent dans la multitude des êtres. Ce rêve, si c’est un rêve, est un des plus grands efforts de réalisme que puisse faire l’imagination humaine : la mystique espagnole elle-même n’a pas caressé de plus visible ni de plus vivante chimère.

Il reste à se demander quelle forme plus précise revotera la conscience divine de l’univers : l’auteur en indique trois, la forme monarchique, la forme oligarchique, la forme démocratique, selon que l’on conçoit la conscience « ou ramenée à l’unité et concentrée en un seul être qui résumerait tous les autres ; ou résidant en un petit nombre d’individus gouvernant le reste ; ou résidant en tous par une sorte d’accord et de suffrage universel. »

La forme démocratique, il fallait s’y attendre, est tout d’abord écartée. M. Renan ne pouvait renoncer à ses thèses favorites de l’inégalité, du sacrifice et de la compensation. Outre qu’il est malaisé de convertir à la raison la plupart des cerveaux humains, n’est-il pas essentiel, pour les destinées de la haute culture, que des générations s’immolent aveuglément à une œuvre, dont elles n’ont pas le secret ? Ce qui importe, ce sont moins des classes éclairées que de grands génies. Et si l’égoïsme jaloux songeait à se plaindre, quelle réponse plus éclairée que de lui montrer que dans tous ces arrangements de la nature, il n’y a pas de victimes ? Aux simples, la joie, le bonheur facile ; aux humbles, la femme, pour qu’ils aient un motif de vivre. Car le monde des raffinés, le monde supérieur rêvé pour la réalisation de la raison pure n’aurait pas de femmes. Eudoxe, à cette réflexion, ne peut s’empêcher de sourire. Voici que s’ouvre en effet le domaine magique du caprice et de la fièvre. Les oligarques entrent en scène.

Oui, c’est une aristocratie qui soumettra l’univers au joug de la raison : une aristocratie, maîtresse absolue de la science, et souveraine par la force extraordinaire de l’esprit. La mémoire se reporte aussitôt par analogie aux plus aventureuses inventions de Bacon et de Comte. Ces comparaisons ne suffisent pas : la fantaisie de M. Renan est ici plus orientale qu’européenne. Il ne rêve rien moins que la production d’une race artificielle, savamment créée comme un homunculus de laboratoire. « Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création de cette race, ayant son droit de.gouverner, non-seulement dans sa science, mais dans la