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Mais il s’en faut bien qu’il y ait toujours accord entre le cours fixé par l’association et le retour des phénomènes réels de la vie ; et les différences que l’esprit y reconnaît sont la source d’une nouvelle complication dans la constitution de la conscience morale.

La conduite de l’agent excite souvent chez les spectateurs étrangers des sentiments qui sont loin de ressembler à ceux qu’il en attendait. Spectateur de ses propres actes, et obéissant au sentiment éthique, il se juge, et voit avec étonnement. que les spectateurs externes le jugent différemment. Il connaît mieux ses motifs et ses dispositions morales que ceux qui le jugent : ceux-ci sont mal informés ou séduits par un intérêt étranger ; ils commettent une erreur de fait et une erreur de droit : ils sont donc récusables. L’agent s’indigne et les récuse. Mais il ne demeure pas pour cela son unique juge. N’en trouvant plus aucun autour de lui qu’il n’ait lieu de suspecter, il en suppose un tout exprès, celui-là même peut-être dont il se plaint, mais cette fois mieux éclairé, et désintéressé ; ou bien, allant plus loin, et franchissant la distance du réel à l’idéal, il en imagine un qui le connaît aussi bien qu’il se connaît lui-même, c’est-à-dire parfaitement, et qui sait, de science certaine, l’intérêt général en vue duquel l’action a été faite, ainsi que les meilleurs moyens de le servir. C’est désormais de ce juge qu’il attend la rétribution qu’il mérite, et il la trouve déjà dans la conviction qu’il a agi de manière à s’en rendre digne.

Une fois qu’il a constaté la différence entre l’application qu’il fait de son sentiment éthique et le jugement actuel du public, qu’il a perdu confiance en la conduite rétributaire du public, qu’il a observé des désaccords analogues entre les diverses fractions de la société, et assisté à des disputes fréquentes sur la question où il s’agit de juger du bien et du mal, l’homme exerce son intelligence sur la matière de ces conflits. Il étudie les circonstances des actes ; il apprécie les caractères, pèse les intérêts particuliers, estime les motifs, enfin il juge par lui-même l’acte accompli, aussi bien au point de vue de l’agent, qu’à son propre point de vue de spectateur externe. Il répète souvent ce genre de jugement qui lui est propre, et s’habitue à juger, non plus d’après la norme publique de ce qui est défendu ou permis, mais d’après une règle à lui, devenue son type rationnel de conduite et de jugement. Désormais son sentiment éthique s’est transformé en un sentiment nouveau, où la raison entre pour la plus grande part, et qui rejette dans l’ombre le sentiment primitif.

En réalité, la constitution de ce sentiment rationnalisé ne tourne pas au profit de l’arbitre individuel, pour la satisfaction des seuls