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LETTRE INÉDITE DE A. HERZEN


SUR LA VOLONTÉ




Mon cher Alexandre[1],

J’ai relu avec attention ta brochure sur le Système nerveux. Je t’écris non pas pour réfuter, ni pour donner une autre solution ; mais seulement pour relever quelques côtés cassants de ta méthode qui me semble trop exclusive.

La différence entre nous n’est pas dans le fond, mais il me semble que tu tranches trop sommairement une question qui sort des limites de la physiologie ; celle-ci a vaillamment rempli sa tâché en décomposant l’homme en une infinité d’actions et de réactions, en le réduisant à un croisement et à un tourbillon d’actions réflexes ; qu’elle permette maintenant à la sociologie de restaurer l’intégral en arrachant l’homme au théâtre anatomique pour le rendre à l’histoire.

Le sens que l’on donne ordinairement au mot de volonté ou de libre arbitre appartient évidemment au dualisme religieux et idéaliste, qui sépare les choses les plus inséparables ; pour lui la volonté est à l’acte ce que l’âme est au corps.

L’homme, dès qu’il raisonne, a la conscience empirique d’agir de son propre gré ; il conclut de là à une détermination spontanée de ses actes, — sans réfléchir que la conscience même est la résultante d’une longue série d’antécédents oubliés par lui. Il constate l’ensemble de son organisme, l’unité de toutes ses parties et de leurs fonctions, ainsi que le centre de son activité sensitive et intellectuelle, et il en conclut à l’existence objective d’une âme indépendante de la matière et dominant le corps.

  1. Cette lettre inédite de A. Herzen nous a été communiquée par son fils Alexandre Herzen, l’un de nos collaborateurs. « Elle fut écrite, nous dit-il, à l’occasion d’une conférence que j’avais faite sur les fonctions du système nerveux, où j’avais affirmé que toute l’activité des animaux et de l’homme n’est qu’un développement de l’action réflexe et se réduit à celle-ci comme à son prototype ; et que par conséquent le libre arbitre est inadmissible et doit être considéré comme une illusion. Les observations de mon père me firent beaucoup réfléchir ; mais j’en revins toujours à l’idée que le problème de la liberté est un problème de compétence purement et exclusivement physiologique. Je résolus de faire un travail plus complet sur ce sujet… et c’est alors que j’écrivis mon petit volume sur la Physiologie de la volonté. »