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LA POLITESSE

de l’esprit, politesse des manières et politesse du cœur, nous introduise dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences, l’égalité un partage équitable de la considération, et la fraternité une sympathie délicate pour les souffrances de la sensibilité. Elle prolongerait la justice et la charité au delà du monde tangible ; elle ajouterait à la vie de tous les jours, où des relations utiles s’établissent entre les hommes, l’attrait subtil d’une œuvre d’art. La politesse ainsi entendue exige le concours de l’esprit et du cœur ; c’est dire qu’elle ne s’enseigne guère ; mais si quelque chose y pouvait prédisposer, ce seraient les études désintéressées, et en particulier celles que vous faites ici, jeunes élèves, les études classiques.

Le maître éminent qui nous fait l’honneur de présider cette fête[1] a parlé quelque part de la sympathie que le culte de l’antiquité classique maintenait jadis entre les lettres de tous pays. Il y avait alors des beautés incontestées, et l’on s’accordait à les admirer. On mettait quelque chose de soi dans ses auteurs de prédilection, on s’aimait en eux, et même on s’enorgueillissait un peu de leur gloire, comme lorsqu’on croit partager, en y pensant, la réputation d’un ancien camarade arrivé à la célébrité. N’est-il pas des études faites en commun, et le souvenir qu’on en garde, peuvent nouer entre les esprits une société du même genre ? À votre âge, jeunes élèves, les souvenirs s’impriment plus vite et plus profondément dans la mémoire, et si nos plus chers amis sont nos amis d’enfance, c’est peut-être parce que les souvenirs d’enfance sont les plus durables, que l’amitié vit de souvenirs, et que les joies mêmes de l’homme fait, quelles qu’elles soient, doivent la meilleure partie de leur charme à un passé lointain dont elles lui ramènent pour un instant la fraîcheur. Ces souvenirs d’enfance, qui fondent l’amitié et qui sont eux-mêmes des amis, ne deviendraient-ils pas les grands conciliateurs des esprits et des cours, le jour où une éducation véritablement nationale réunirait le plus grand nombre des citoyens dans des admirations communes ? Alors se répandrait, alors se généraliserait la politesse de l’esprit, non pas cette politesse artificielle qui

  1. M. Gaston Boissier