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REVUE PÉDAGOGIQUE

humaines se succèdent, à mesure aussi que la civilisation croissante divise davantage le travail social, et enferme chacun de nous dans les limites de plus en plus étroites de ce qu’on appelle un métier ou une profession. Cette diversité infinie des habitudes et des dispositions doit être considérée comme un bienfait, puisqu’elle représente un progrès accompli par la société ; mais elle n’est pas sans inconvénient. Elle fait que nous nous sentons dépaysés quand nous sortons de nos occupations habituelles, et que nous nous comprenons moins les uns les autres : en un mot, cette division du travail, qui resserre l’union des hommes sur tous les points importants en les rendant solidaires les uns des autres, risquerait de compromettre les relations purement intellectuelles, qui sont pourtant le luxe et l’agrément de la vie civilisée. Il semble donc que la puissance de contracter des habitudes durables, appropriées aux circonstances où l’on se trouve et à la place qu’on prétend occuper dans le monde, appelle à sa suite une autre faculté qui en corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer pour un instant, quand le besoin s’en fait sentir, aux habitudes qu’on a contractées ou même aux dispositions naturelles qu’on a su développer en soi, la faculté de se mettre à la place des autres, de s’intéresser à leurs occupations, de penser de leur pensée, de revivre leur vie, en un mot, et de s’oublier soi même. En cela consiste la politesse de l’esprit, laquelle n’est guère autre chose, semble-t-il, qu’une espèce de souplesse intellectuelle. L’homme du monde accompli sait parler à chacun de ce qui l’intéresse ; il entre dans les vues d’autrui, sans les adopter toujours ; il comprend tout, sans pour cela tout excuser. Ce qui nous plaît en lui, c’est la facilité avec laquelle il circule parmi les sentiments et les idées ; c’est peut-être aussi l’art qu’il possède de nous laisser croire, quand il nous parle, qu’il ne serait pas le même pour tout le monde ; car le propre de cet homme très poli est de préférer chacun de ses amis aux autres, et de réussir ainsi à les aimer tous également. Aussi un juge trop sévère pourrait-il mettre en doute sa sincérité et sa franchise. Ne vous y trompez pas cependant : il y aura toujours entre cette politesse raffinée et l’hypocrisie obséquieuse la même distance qu’entre le désir de servir les gens et l’art de se servir d’eux. Elle est faite avant tout, je le veux bien, du désir de plaire ; mais le désir de plaire n’est--