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LA POLITESSE

calculées pour vous tenir à distance ; leur politesse est bien un vernis, mais un de ces vernis trop frais dont on a peur d’approcher. Vous ne vous sentez pas à votre aise quand le hasard vous amène auprès d’eux ; vous les devinez égoïstes, orgueilleux, ou indifférents ; bientôt, injuste vous-même, vous interprétez en mal tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font : s’ils sourient, vous croyez que c’est par pitié ; s’ils abondent dans votre sens, c’est pour être plus vite débarrassés de vous ; s’ils vous reconduisent jusqu’à la porte, c’est pour bien s’assurer que vous êtes parti. Je ne veux pas dire qu’il faille rompre avec les formes et formules de la civilité ; n’en pas tenir compte est signe d’une mauvaise éducation. Mais je ne puis croire que des formules toutes faites, qui s’apprennent sans la moindre peine, qui conviennent également au plus sot et au plus sage, que les sauvages respectent autant et plus que nous, soient le dernier mot de la politesse. Qu’est-elle donc, et comment la définirons-nous ?

Au fond de la vraie politesse vous trouverez toujours un sentiment, qui est l’amour de l’égalité. Mais il y a bien des manières d’aimer l’égalité, et de la comprendre. La pire de toutes consiste à ne tenir aucun compte de la supériorité de talent ou de valeur morale ; c’est une forme de l’injustice, issue de la jalousie, de l’envie, ou d’un inconscient désir de domination. L’égalité que la justice réclame est une égalité de rapport, et par conséquent une proportion, entre le mérite et la récompense. Appelons politesse des manières, si vous voulez, un certain art de témoigner à chacun, par son attitude et par ses paroles, l’estime et la considération auxquelles il a droit. Ne dirons-nous pas que cette politesse exprime à sa manière l’amour de l’égalité ?

La politesse de l’esprit est autre chose. Chacun de nous a des dispositions qu’il tient de la nature, et des habitudes qu’il doit à l’éducation qu’il a reçue, à la profession qu’il exerce, à la situation qu’il occupe dans le monde. Ces habitudes et ces dispositions sont la plupart du temps appropriées aux circonstances qui les ont faites ; elles donnent à notre personnalité sa forme et sa couleur. Mais précisément parce qu’elles varient à l’infini d’un individu à l’autre, il n’y a pas deux hommes qui se ressemblent ; et la diversité des caractères, des tendances, des habitudes acquises s’accentue à mesure qu’un plus grand nombre de générations