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UNE EXPÉRIENCE D’EXTERNAT

Mon cher Ami,

Tu me demandes comment j’ai pu faire pour suivre les cours de l’école normale d’Ajaccio bien que l’internat ne soit pas établi. C’est une question assez compliquée que tu me poses là ; je vais pourtant satis faire ta curiosité ; pour cela, je n’aurai qu’à te donner des détails sur mon existence matérielle et morale.

Mon existence matérielle est assez douce. Le matin, je me lève à 5 heures, afin d’être prêt à partir pour l’école à 5 heures 1/2. Certes, il est dur de sauter du lit de si bonne heure, et plus dur encore, en hiver, de faire deux kilomètres quatre fois par jour, pour aller à l’école et pour en revenir. Mais, en revanche, j’éprouve un plaisir immense, pendant l’été, à longer les bords de la mer, vaste nappe miroitante, le jour, dans laquelle se reflètent les becs de gaz de la ville, le soir. Je respire alors un air pur — on ne saurait trop en respirer, mon ami — et j’arrive en classe tout dispos au travail, à la maison, plein d’appétit. Je pense, et avec raison, que je ne serais pas aussi bien portant si j’étais interne : le grand air et la marche sont en effet d’excellentes conditions hygiéniques. Oui, diras-tu, mais il faut être aussi bien nourri et bien logé pour avoir une bonne santé. À cela je réponds : « On me donne une nourriture assez réconfortante, ma chambre est bien aérée et j’ai un bon lit. »

Je vais te parler un peu de mon existence morale, à présent. Elle n’est pas aussi douce que l’autre. Je ne veux pas dire par là qu’elle me soit dure : non, seulement je ne puis approuver le système de puni tion qui est en application à l’école. Un élève ne prend[1] pas la moyenne hebdomadaire : crac ! la règle le flanque en retenue le dimanche pendant trois heures. Trouves-tu bien cela ? Moi je pense que nous ne sommes pas des enfants de l’école primaire : un avertissement me fait plus de bien qu’une punition. D’ailleurs ce n’est pas de ma faute si je ne prends pas la moyenne quelque semaine : le pro gramme du brevet supérieur est vaste et les heures d’études peu nombreuses. Quant au reste, je n’ai pas à me plaindre. M. le directeur est un homme tout dévouement, qui sait faire mettre courageusement les élèves au travail et qui sait les secouer dans les moments de détail lance. Les professeurs le secondent de leur mieux. Les études sont sans surveillance. C’est une innovation que j’approuve : en effet, je me crois plus tenu d’observer le silence en l’absence d’un surveillant : ne pas travailler alors et ne pas laisser travailler mes camarades me semble une lâcheté que j’aurais garde de commettre. La règle est ainsi invisible, mais présente, et par suite douce à observer.

Mon ami, avant d’achever ma lettre je vais te faire part des impressions que me laissent les deux années d’études que je viens de passer dans ces conditions. D’abord j’ai acquis une idée juste de la règle ; je vois que sans elle toute société est impossible : je la respecterai tou-

  1. L’élève veut dire sans doute : n’atteint pas.