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LA SOURIEUSE

elle pouvait bien être simplement le sujet d’une hallucination passagère. Mais non ! retournée à son comptoir, elle continua à sourire fatalement, immuablement, obstinément, comme si une main invisible lui eût imprimé sur la face cette grimace aimable, comme si ce sourire vide se fût gelé à jamais sur sa bouche. Elle sentit bien, la malheureuse, qu’aucune grande douleur, qu’aucune joie sérieuse, car le bonheur aussi rend grave, ne saurait fondre ce glaçon de son cœur qui lui était comme remonté aux lèvres. Et ce fut dès lors navrant, ce sourire qui se résignait. Au début de cette singulière infirmité, sa réputation se releva un peu de l’accusation de froideur qu’elle s’était méritée ; car elle tâcha de donner à sa physionomie une cause dans l’amabilité de ses paroles, dans la douceur de son caractère. Elle réussit à ramener à elle quelques voisines qui ne prononcèrent plus son nom sans y ajouter l’épithète d’aimable. Mais un jour que Tune d’elles, toute en larmes, lui apprenait la mort de son père et de sa mère, frappés du même coup de foudre :

« C’est affreux ! » s’écria-t-elle en souriant. La voisine ne la revit de sa vie, et le bruit courut partout que décidément ce n’était qu’un mauvais cœur.

Et elle n’osait toujours pas s’ouvrir à personne, et souffrait toute seule, en silence. Si au moins elle avait pu pleurer I Elle y pensait sans cesse, s’ingéniant à pleurer comme un enfant qui boude ; mais ces sources-là semblaient taries en elle. Un soir pourtant, au chevet de sa mère agonisante, deux longues larmes coulèrent bien sincèrement du fond de ses yeux creusés par l’idée fixe, mais elles se perdirent en vain dans les plis railleurs de ce damné sourire. Et deux jours après, malgré sa robe de deuil, les passants la purent voir, à travers les vitres, qui souriait toujours derrière les balances de sa boutique, auxquelles son doigt imprimait une oscillation machinale. Et la sourieuse (c’est ainsi que les gens du pays la surnommèrent ) vécut encore ; longtemps, supportant sans oser se plaindre tout le poids d’une existence maudite. Volontiers elle restait enfermée chez elle ; mais s’étant mise à fréquenter l’église, espérant ainsi apaiser les colères du ciel, chaque dimanche toute la rue la voyait passer, pâle en coiffe sombre, mais souriant sans trêve,