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LA SOURIEUSE

boutique où se vendaient énormément des comestibles de toute sorte, des denrées coloniales, et jusqu’à des drogues pharmaceutiques.

Les noces faites et les réjouissances terminées, elle s’établit derrière son comptoir et n’en bougea plus. Chose bien naturelle dans une femme aussi privée de sentiment, elle eut tout de suite l’esprit du négoce, la ruse de la petite marchande. Insensiblement le bout de son nez s’affina et parut se tendre vers l’argent, à qui il dut trouver une odeur particulière, et ses doigts s’allongèrent pour mieux courir sur le comptoir, où ils agrippaient au vol les sous de la pratique avec une étonnante agilité. Elle restait belle malgré tout, et cela lui attirait des clients du matin au soir. La boutique ne désemplissait pas. Dès qu’ils avaient le pied sur le seuil, tout en les servant, et jusqu’à ce qu’ils fussent parfaitement sortis 3 elle leur souriait pour mieux les engluer. C’était un sourire calculé, vénal, si faux que ceux qui en voyaient le fond éprouvaient quelque chose de semblable à un vent glacé qui leur aurait passé sur le cœur. Mais elle en avait pris l’habitude au point qu’un jour le cornemuseux lui-même étant venu acheter quelque chose chez elle, elle se mit à lui sourire comme aux autres ; lui, alors, qui était resté triste, gravement lui demanda :

« Pourquoi souriez-vous ? »

Il était sorti qu’elle souriait encore ; il devait être loin qu’elle souriait toujours ; et cela, cette fois, bien malgré elle. Elle était seule, personne dans sa boutique y pourquoi continuait— elle à sourire ? Elle se troubla. Elle courut se planter devant son miroir et se trouva bête. Mais elle souriait toujours ; elle finit par se trouver effrayante. Pour la première fois, sa tranquillité la quittait. Alors elle appela son mari, comme on appelle au secours, d’une voix lamentable. Celui-ci accourut ; mais, voyant que sa femme souriait, il crut qu’elle se moquait de lui, et dut lui signifier « qu’il n’aimait pas ces plaisanteries-là. » Alors une grande honte la prit ; elle n’osa détromper son mari ni s’ouvrir à lui. D’abord, le moyen d’expliquer une chose aussi invraisemblable ! Elle se résigna, ne croyant du reste qu’à moitié à un châtiment aussi extraordinaire, , se disant qu’après tout