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de sa première jeunesse, il est arrivé de passer une nuit solitaire dans un de ces anciens manoirs que la mode des temps modernes n’a pas dépouillés de leurs ameublements, a sans doute éprouvé que les gigantesques et bizarres figures à peine visibles dans les tapisseries usées ; le battement lointain des portes qui le séparent des vivants ; la profonde obscurité qui enveloppe les voûtes en ruine ; les portraits presque effacés d’anciens chevaliers renommés pour leur valeur, et peut-être pour leurs crimes ; les sons variés et confus qui troublent l’horreur silencieuse d’une demeure à peu près abandonnée ; enfin, le sentiment qui nous reporte aux siècles du régime féodal ou de la superstition papale, tout se réunit pour exciter une sensation de respect surnaturel, si ce n’est de terreur. Par l’exactitude scrupuleuse d’une fable dans laquelle le costume du temps serait observé avec une attention particulière, Walpole se proposait de produire cette même association d’idées qui prépare l’esprit du lecteur à des prodiges en harmonie avec les croyances et les sentiments des personnages mis en scènes. Son tyran féodal, sa demoiselle dans la détresse, son ecclésiastique résigné, mais toujours noble ; le château avec ses donjons, ses trappes, ses oratoires et ses galeries ; les incidents du jugement ; la procession des chevaliers et le combat ; en un mot, la scène, les acteurs et l’action, forment les accompagnements de ses spectres et de ses miracles. L’époque éloignée et superstitieuse des événements que l’auteur invente, l’art avec lequel il dispose ses décorations gothiques, ce ton soutenu et en général imposant des mœurs du temps, préparent par degré à accueillir favorablement des prodiges qui, quoique impossibles dans aucun temps, ont été crus universellement dans celui où l’action est placée. Ce qu’il y a de plus frappant dans le Château d’Otrante, c’est la manière dont les diverses apparitions merveilleuses sont liées entre elles, et tendent toutes à l’accomplissement de la prophétie qui annonce la chute de la maison de Manfred. Un tyran féodal n’a peut-être jamais été mieux représenté que par le caractère de Manfred ; il a le courage, l’artifice, la duplicité et l’ambition d’un chef barbare de ces temps d’ignorance, avec des moments de remords et de retour aux sentiments de la nature, qui font que l’on conserve quelque intérêt pour lui, quand son orgueil est humilié et sa race éteinte. Le moine pieux et la patiente Hippolyta contrastent heureusement avec ce prince orgueilleux et tyrannique. Théodore est le jeune héros obligé des romans, mais la douce Matilda est plus intéressante que ne le sont ordinairement les héroïnes de ces sortes d’ouvrages.

On admire dans ce roman un style pur et précis, l’heureuse alliance d’une influence surnaturelle avec des intérêts purement