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don, étudiant les petits faits de l’âme ; et, au milieu de scènes si attachantes, se mettant lui-même en scène, avec une ravissante bonhomie, parce que lui, Sterne, ou Yorick, a éprouvé et senti ce que chacun de nous, à sa place, aurait pu éprouver ou sentir… Vous souvient-il combien il y a de délicatesse et d’émotion d’un cœur honnête dans l’échange de sa tabatière, à lui Sterne, avec la tabatière en corne du bon vieux moine ? Qu’il y a de crainte et d’abandon pudique à la fois, dans son entrevue avec la fraîche et gentille soubrette en petit bonnet, en simple tablier ! Que de larmes dans le récit de la mort du chien de l’aveugle ! Que de mélancolie dans les pensées qu’éveille le chant plaintif du sansonnet, qui veut la liberté de l’air ! Et puis, que de laisser-aller dans cette rencontre du fifre français, si bon, si franc, si jovial ! Et quel exquise sensibilité dans ces entretiens avec la pauvre Marie, pauvre folle, si émue, si à plaindre, et qui, assise sur un banc, sa petite chèvre à côté d’elle, au bord de la route de Moulins, jouait sur son chalumeau sa plaintive chanson du soir. — Aimez-vous Sterne ? Sterne qui donnait, comme il le dit lui-même, carte blanche à son imagination, à sa sensibilité, à son génie, quelque nom qu’on veuille lui donner, et qui ne s’en fait nul souci ; Sterne qui, monté sur son dada, le laissant prendre la course, aller l’amble, caracoler, trotter ou marcher d’un pas triste et languissant, selon ce qui lui plaisait le mieux, et qui, ainsi chevauchant avec sa bonhomie, son laisser-aller, sa sensibilité, arrive au milieu des pompes de Versailles, où on le prend, lui aussi, pour un fou de cour !… Pauvre Yorick.

S’il existe un livre dont l’auteur, profond sans y penser, et jovial sans chercher à l’être, intéresse en nous initiant à tous les caprices d’une imagination vagabonde, cache une douce philosophie sous l’apparence du récit exact et minutieux de ses sensations, et se joue tout à la fois du lecteur et de lui-même, c’est sans contredit le Voyage sentimental, vrai petit chef-d’œuvre, éternel désespoir de ses imitateurs. Il n’y a qu’une voix sur le mérite de cet ouvrage ; mais ce que bien des personnes ignorent, c’est que Lafleur, le fidèle jockey, l’ami, le compagnon d’Yorick, n’est point un être purement fantastique. Ce brave homme naquit en Bourgogne ; dévoré dès son enfance de la passion des voyages, il fuit à dix ans le toit paternel pour courir le monde. Son physique était agréable ; il avait aussi peu de besoins que de désirs : un morceau de pain, un peu de lait, une botte de paille pour lit, suffisait à son ambition. Il mena cette vie vagabonde jusqu’à l’âge de dix ans, qu’un soldat l’enrôla sur le Pont-Neuf. Il battit six ans la caisse dans les troupes françaises, déserta sous un habit de paysan, arriva à Montreuil-sur-Mer, et fut présenté à Sterne tout