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scène tous les genres de supériorité, c’est beaucoup promettre, et du moins faut-il être sûr de tenir parole. Léonce est au juste le premier homme qui existe ; Delphine est précisément la première des femmes possibles, et c’est une chose tellement convenue, qu’eux-mêmes l’avouent de fort bonne grâce, l’un pour l’autre et chacun pour soi. Nous sommes bien fâchés de ne pouvoir adopter sur Léonce, ni son avis, ni celui de Delphine ; mais, en conscience, il n’y a d’extraordinaire en lui que son amour-propre et son imperturbable personnalité. Il se résigne à tous les sacrifices qu’on lui prodigue ; mais il s’abstient d’en faire aucun, tant il se respecte. Tremblant devant les caquets qu’il appelle l’opinion, il se fâche quand Delphine est compromise, et c’est lui qui la compromet sans cesse. Abusé par des calomnies, il ne l’a point voulue pour épouse ; désabusé, il la veut pour concubine. Bien plus, dans l’église où il vient de voir une victime de l’amour s’arracher au monde pour expier sa faiblesse, dans cette même église, où jadis il forma devant Delphine au désespoir un lien qui subsiste encore, il s’efforce d’arracher à celle dont il a causé l’infortune tout ce qu’il lui a laissé, l’honneur et le droit de ne point rougir. Delphine est aussi vaine que Léonce ; mais elle est du moins spirituelle et généreuse ; elle réfléchit peu sur sa conduite, mais sa bonté va plus loin que son imprudence, qui toutefois est excessive. Elle comble de bienfaits sa rivale. Cette rivale meurt, Léonce est libre : épousera-t-il Delphine ? non ; ce n’est pas à quoi il songe. C’est le temps de notre révolution : la guerre vient d’éclater, les ennemis sont à Verdun ; Léonce les joint, afin de punir les Français qui ont changé de gouvernement sans sa permission. Par malheur il est pris les armes à la main ; c’est son premier et son unique exploit. Après d’inutiles efforts pour lui sauver la vie, Delphine lui donne la sienne. Dans la prison, sur le char funèbre, au lieu du supplice, elle l’accompagne, l’exhorte, et meurt avec lui. Ce dénoûment est trop fort pour être pathétique ; mais la nullité de Léonce, qui n’est à tous égards qu’un héros passif, relève le courage actif et sans bornes de la véritable héroïne. Autour de cette figure principale sont habilement groupé d’autres personnages. L’auteur peint avec des couleurs aussi vives que variées cet égoïsme adroit et caressant, cette science de vivre de Mme de Vermont, et le sec bigotisme de sa fille, épouse de Léonce ; la dévotion pleine d’amour de Thérèse d’Ervins ; la sagesse modeste de Mlle d’Albémar, et la raison ferme de Lebensey. Dans chaque lettre, à chaque page, on trouve des idées fines ou profondes ; mais nous ne saurions admettre le principe qui sert de base à tout l’ouvrage. Non, l’homme ne doit point braver l’opinion, la femme ne doit point s’y soumettre ; tous deux doivent l’examiner, se soumettre à l’o-