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toutes les conditions, et en décrivant les mœurs d’une manière vraie, ingénieuse, pittoresque, dut amuser, intéresser l’universalité des lecteurs à la portée desquels il se met sans cesse, et qui, maîtres ou valets, font tour à tour une connaissance particulière avec lui. Toute la composition de Gilblas constitue l’essence d’un œuvre littéraire aussi original que la lecture en est délicieuse. Le héros qui raconte lui-même son histoire avec ses propres réflexions est une conception qui n’a pas encore été égalée dans aucune fable romanesque ; et cependant Gilblas se montre un personnage si réel, qu’en le lisant on ne peut se dissuader de l’idée qu’on lit le récit de quelqu’un qui a véritablement joué un rôle dans les scènes dont il nous entretient. Gilblas a toutes les faiblesses et les inconséquences inhérentes à notre nature, et que nous reconnaissons chaque jour en nous ou dans nos amis. Il n’est point, par nature, hardi et fripon, tels que ceux que les Espagnols ont peints sous les traits de Paolo ou de Gusman, et tel que celui que le Sage a créé dans Scipion. Gilblas, au contraire, est naturellement porté à la vertu ; mais son esprit est par malheur trop facilement séduit pour résister aux tentations du mauvais exemple ou de l’occasion. Il est timide par tempérament, et cependant capable d’une action courageuse ; rusé et intelligent, mais souvent dupe de sa vanité. Il a assez d’esprit pour nous faire souvent rire avec lui des sottises d’autrui, et assez de faiblesse pour que la plaisanterie retombe souvent sur lui-même. Généreux, bon et humain, il a assez de vertus pour nous forcer à l’aimer ; et, quant au respect, c’est la dernière chose qu’il demande au lecteur. — Le Sage a su, dans l’histoire de Gilblas, trouver l’art de fixer l’attention par l’exacte observation du costume et des localités, par une fidélité et une couleur animée de détails qui rappellent un grand nombre de circonstances insignifiantes en elles-mêmes, et dont personne autre qu’un témoin oculaire ne pourrait garder le souvenir ; c’est par ces petites circonstances accessoires qu’il nous fait connaître les quatre pavillons et le corps de logis de Lirias, aussi parfaitement que si nous avions dîné nous-même avec Gilblas et son fidèle Scipion. La tapisserie, si bien conservée, quoique aussi ancienne que le royaume de Valence, les fauteuils de damas à l’antique, ces meubles d’une si mince valeur, et qui dans leur place convenable avaient cependant isolément un air si respectable, le dîner, la sieste, tout donne à cette scène simple un air de réalité, et persuade que le héros va jouir enfin, après ses travaux et des dangers, du repos et du bonheur ; aussi les derniers chapitres, qui dans les autres romans sont passés par les lecteurs comme jetés dans le moule commun, sont peut-être ceux qui intéressent le plus vivement dans les aventures de Gilblas ; il ne reste pas dans l’esprit