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genre qui avaient été publiées depuis longtemps en Espagne par Cervantes et autres. Mais l’imagination, la grâce, le sel, l’esprit et la vivacité appartiennent entièrement à la plume magique de le Sage. Le plan est par lui-même intéressant au plus haut degré ; et la couleur tout à la fois romanesque et mystérieuse de la fable originaire plaît et attache aussi bien par son propre mérite que par les anecdotes amusantes et les observations fines sur la vie humaine dont elle est pour ainsi dire le cadre. On ne saurait imaginer un être plus propre par sa nature à gloser sur les vices, et à tourner en ridicule les folies de l’humanité, qu’un esprit follet tel qu’Asmodée, création aussi remarquable dans son genre que celle d’Ariel et de Caliban de Shakspeare, dont le caractère se soutient d’un bout à l’autre dans tout ce qu’il dit et fait avec tant de verve, d’esprit et de malicieuse gaieté, qu’on ne perd jamais de vue le démon lui-même, dans les moments où en occupant des autres il est presque aussi aimable qu’amusant. Don Cléofas, auquel il fait toutes ses divertissantes communications, est un jeune Espagnol ardent, fier, altier, vindicatif, et tout juste assez libertin pour être digne de la société d’Asmodée ; il intéresse à lui personnellement par sa bravoure et sa générosité, et l’on éprouve un sentiment de plaisir en voyant son bonheur futur assuré par le démon reconnaissant. — Il existe peu de livres qui contiennent autant de vues profondes sur le caractère de l’homme, et tracés dans un style aussi précis que celui du Diable boiteux. Dès son apparition, ce livre eut une vogue prodigieuse. On en jugera par l’anecdote suivante : Deux jeunes seigneurs arrivèrent ensemble chez le libraire qui le débitait, et auquel il ne restait qu’un seul exemplaire ; ni l’un ni l’autre ne voulant le céder, l’expédient qu’ils imaginèrent pour savoir auquel des deux il demeurerait, fut de sortir devant la boutique, de mettre l’épée à la main, de se battre, et le vainqueur emporta le volume en signe de victoire. Il faut convenir que le livre méritait un pareil succès. La critique en est vive et piquante, les traits y ont de la finesse et de la naïveté, il y en a pour les vivants et pour les morts. L’auteur a l’art d’y mêler des récits épisodiques qui soutiennent l’intérêt et raniment l’attention que pourrait fatiguer la série trop continuée des tableaux et des saillies qu’ils occasionnent ; c’est d’un de ces récits, de l’histoire des amours de Belfor et de Léonor, que Beaumarchais a tiré son drame d’Eugénie. La popularité que le Diable boiteux obtint dès son apparition, s’accrut encore quand l’opinion générale prétendit que le Sage avait, sous des noms espagnols et des circonstances de son invention, raconté beaucoup d’anecdotes parisiennes, et tracé les portraits de maints personnages de la cour et de la ville. Le dissipateur Dufresny fut reconnu pour le vieux garçon