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blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalités, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiai avec l’amant et l’amie le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passais successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages ; je finis par choisir les bords du lac de Genève, et la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme, me déterminèrent à établir mes jeunes pupilles à Vevai. » Rien n’égale le plaisir que Rousseau paraît avoir éprouvé dans la composition de l’Héloïse ; plaisir partagé par la presque totalité de ses lecteurs. Un philosophe tel que lui ne pouvait faire un roman qui ne présentât qu’un tissu d’aventures, et que de l’agrément sans utilité. Il sentit d’abord qu’il allait se placer dans une fausse position et se mettre en contradiction avec lui-même. Après avoir tonné contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, il lui semblait choquant de s’inscrire parmi les auteurs de ces livres. Il avoue qu’il sentit cette inconséquence dans toute sa force, qu’il en rougissait, qu’il s’en dépitait, mais qu’il fut subjugué complétement. Mais, en cédant à la tentation, il résolut d’avoir un but moral, afin que son ouvrage différât de ceux qu’il avait censurés avec tant de raison. Rousseau avait vécu dans une société où les devoirs étaient entièrement sacrifiés au bon ton, aux manières élégantes et gracieuses, aux goûts les plus effrénés pour les plaisirs. Mme d’Épinay, dans ses mémoires, se présente comme ivre d’amour pour M. Francueil, qui l’abandonne ensuite, et auquel elle fait succéder Grimm, pendant que M. d’Épinay entretenait des actrices de l’Opéra sous les yeux de sa femme. Mme d’Houdetot, sa sœur, n’eut au moins qu’une passion, mais son mari n’en fut pas l’objet. Mme de Juilly, belle-sœur de Mme d’Épinay, avait, dans Jelyotte, fait un choix moins excusable. Mlle d’Ette, pleine d’esprit et de méchanceté, vivait publiquement avec le chevalier de Valory, etc. Ce spectacle remplissait Rousseau d’une secrète et profonde indignation. « Rien ne lui paraissait aussi révoltant que l’orgueil d’une femme infidèle qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu’elle lui accorde de ne pas se laisser prendre