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Mettre en scène toutes les passions, tous les abus, tous les états, en un mot le présent tout entier, et tendre à réformer les vices et les mœurs par le ridicule, plus sûrement que par d’aigres déclamations, tel fut le but très-philosophique que se proposa Rabelais ; une allégorie charmante assigna jadis la folie pour guide à l’amour ; Rabelais voulut la donner pour interprète à la sagesse. Mais comment parler le langage dangereux de la vérité, comment exercer sur les abus les plus accrédités sa libre censure, sans compromettre sa sûreté personnelle, sans manquer le but de son ouvrage, en lui suscitant des persécutions qui lui auraient imprimé la couleur d’un parti ? Rabelais chercha un passe-port pour toutes ces hardiesses dans les saillies fréquentes de la bouffonnerie, dont les tournures énigmatiques, les allusions plus ou moins naturelles et forcées, les épigrammes plus ou moins détournées et directes. En d’autres temps, il eût été un moraliste profond et piquant : jeté parmi des hommes qui ne sortaient guère de la barbarie que par les convulsions du fanatisme, il dut écrire une satire burlesque. Rabelais a pris pour son premier héros Gargantua, personnage gigantesque, sur qui depuis longtemps on racontait bien des merveilles. Gargantua vit plusieurs siècles, et, par une heureuse prérogative, il fait participer à sa longévité les personnes qui l’entourent et qui passent, sans avoir vieilli, au service d’un fils qu’il a engendré à l’âge de cinq cent quatre-vingt-quatre ans ; sa force n’est pas moins prodigieuse que sa taille, et sa naissance est un véritable miracle. Son fils Pantagruel ne lui cède en rien : sous sa langue une armée entière se met à l’abri de la pluie ; dans sa bouche et dans son gosier se trouvent des villes qui renferment une population immense, etc., etc. Les détails du roman n’ont pas plus de vraisemblance que ces données fondamentales, et, dans l’exécution, l’originalité va quelquefois jusqu’à la bizarrerie, et la bouffonnerie jusqu’à la bassesse. Suivre cet auteur serait une tâche impraticable, puisque le plan même de son livre exigeait qu’il affectât sans cesse un désordre capable d’égarer tous les regards dont l’attention n’aurait pas été bienveillante ; nous nous contenterons donc de rappeler les traits les plus marquants de son ouvrage. L’absurdité des livres dont on encombrait les bibliothèques, et l’instruction publique, l’éloquence barbare du pédant de collége, sont vouées au ridicule dans la harangue de Jonatus de Bragmardo, dans la dispute par signes de Panurge et de l’Anglais Thaumaste, et dans la description des prodiges que la science opère au pays de la Quinte-Essence, ou royaume d’Entéléchie. La peinture charmante de l’abbaye de Thélème, où les personnes des deux sexes étaient assez bien élevées pour que les mots Fay ce que vouldras composassent toute la