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tachés à ses pas, il arrive dans la ville habitée par son ancien maître, et se rend chez le magistrat, qui, vaincu par la fermeté que déploie Williams dans son accusation, ne peut lui refuser de le confronter avec Falkland. Le jour fixé, ce dernier se fait porter au tribunal. Williams frémit, car l’ascendant que ce terrible homme n’a jamais cessé d’avoir sur lui, le souvenir de ses grandes qualités, viennent se retracer à sa mémoire, et la douleur suffoque sa voix ; mais il n’est plus temps de reculer ; il dévoile tout, en demandant pardon à sa victime. « Je vois maintenant, dit-il, toute l’énormité de la faute que j’ai commise. Je suis sûr que si j’eusse ouvert mon cœur à M. Falkland, si je lui eusse dit en particulier tout ce que je viens de dire ici, il n’aurait pas pu résister à la justice de mes demandes… Je suis venu ici pour accuser ; j’y reste pour rendre des témoignages d’amour et de sensibilité, et pour donner des éloges. Je proclame au monde entier que M. Falkland ne mérité qu’intérêt et qu’affection, et que moi, je suis le plus misérable, le plus haïssable des hommes. Jamais je ne me pardonnerai les crimes de cette journée ; le souvenir m’en poursuivra partout, et tempérera d’amertume chacune des heures de mon existence… » Chacun fondait en larmes. Soutenu par quelques-uns des assistants, Falkland se lève et se jette dans les bras de son accusateur. « Williams, dit-il, vous l’emportez. Je vois trop tard la grandeur et l’élévation de votre âme… Tout est fini pour moi. Tout ce que j’ai le plus ardemment désiré, m’est enlevé pour jamais. J’ai souillé ma vie d’une longue suite de bassesses et de cruautés, pour couvrir un égarement passager, et ne pas être en butte aux injustes préjugés du monde. Le voile sous lequel je me cachait est entièrement tombé. Mon nom sera voué à l’infamie, tandis que votre héroïsme, votre constance et vos vertus seront à jamais l’objet de l’admiration des hommes. » Falkland ne subit point de jugement ; il expire bientôt après cette scène.

Le roman de Caleb Williams est une satire de la société, et surtout des lois civiles et criminelles qui la maintiennent. Comme l’auteur de Gil-Blas, Godwin a sa caverne de voleurs ; mais dans Gil-Blas, c’est un épisode d’imagination ; dans Caleb Williams, c’est le développement d’une doctrine philosophique. Les héros de sa caverne sont des philosophes qui argumentent vigoureusement en faveur de leur système ; et si l’auteur finit pas ne pas les approuver, il n’approuve pas davantage et ceux qui détroussent et ceux qui les envoient pendre. Il faut avoir bien du talent pour amuser, intéresser et plaire, en mettant en action une doctrine philosophique aussi triste ; mais si la doctrine est mauvaise, l’auteur a su la placer dans un cadre très-agréable,