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mouchoir de dentelle. Puis elle retira lentement ses gants. Tout à fait lentement. Elle fit un mouvement sur sa chaise : « Pourquoi n’as-tu pas un large dossier, toi ? »

Il y eut alors un de ces silences, pendant lequel chacun pense : « Maintenant je devrais dire tout haut « Massenet », ou « cet orchestre de Wiener »… ou « la musique… »

Mais il dit : « Le ris de veau est un mets de malade très léger, nourrissant, sans attrait… Mais puisque vous n’avez pas faim… »

« Non, pas du tout », dit-elle.

« Vous entendez chaque instrument, dit-il, dans lequel le son touché résonne longtemps après. Votre âme met toujours la pédale ».

« Je suis fatiguée », dit-elle.

« Vous pensez à Winkelmann, » dit-il.

« Oui ; je m’imagine aussi les héros naïfs, enfantins, ceux qui ne réfléchissent pas, qui « sont » ! »

Il dit : « C’est très juste, et cependant c’est naturel ; d’abord « l’être » sans le « réfléchi », puis le « réfléchi » sans « l’être »  ».

« Siegfried et Hamlet », pensait-elle. Mais elle était trop modeste pour le formuler. Lui, il était l’homme, le grand musicien, le philosophe, le penseur… Elle était la femme… Elle ne pouvait que rêver…

Il dit : « Cela me fait plaisir que vous ne vous extasiez pas. Vous êtes comme étouffée… ! »

« Homme ! » pensait-elle.

« Vous auriez peut-être aimé mieux du ris de veau froid et des épinards ! »

« Oh ! non » dit-elle, et elle se renversa sur le dossier de sa chaise raide.

Elle pensait : « Ce qu’il a dit de « réfléchi »… ! L’homme est cependant quelque chose d’autre. Il a mille pensées et il les rassemble en une ou deux… ; ou il les dissémine ainsi. Puis il pense au ris de veau et aux épinards. Il est si audacieux, si hardi de pensées. Mais nous croyons toujours qu’il nous mésestime et qu’il nous fait tort… »

Il dit : « Ainsi et ainsi… » et alors nous pensons : « Siegfried et Hamlet »… et pourtant nous ne sommes que ses servantes ! Et puis c’est tout… tout ! Une pensée est comme une révélation pour nous ! Et alors quand nous nous sommes exhaussées ainsi… Ah ! maintenant nous sommes ses égales… ! Nous sommes des mendiantes ! Il nous donne deux sous et nous courons à lui et nous nous en achetons un pain… Pour lui il n’y a pas d’abaissement : ris de veau frit avec Sauce hollandaise, cela l’occupe. Il est riche, il a dix mille pensées… Mais nous devons être éternellement sur le qui vive. Nous ne pouvons pas penser : Winkelmann est un dieu et le ris de veau est un plat sain… Nous ne pouvons que sentir : « Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann »…