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Feuilleton de la Revue des Revues


En guise d’Autobiographie[1].

« Mon père est marchand. Il a une singularité : il ne lit que des livres français, depuis 40 ans. Au-dessus de son lit est suspendue une magnifique image de son dieu « Victor Hugo ». Le soir il s’asseoit dans un fauteuil rouge foncé et lit la Revue des deux Mondes, il a une redingote bleue avec de larges revers de velours à la Victor Hugo, Non, un tel idéaliste ne se trouve plus en ce monde ! On lui demanda une fois : « N’êtes-vous pas fier de votre fils ? »

Il répondit : « Je n’ai pas éprouvé de chagrin quand il est devenu un vaurien. C’est pourquoi je ne ressens pas de fierté de ce qu’il soit maintenant un poète ! Je lui ai donné la liberté. Je savais que c’était jouer aux dés. Je comptais sur son âme ! ». Parfaitement. Ô le plus noble et le plus remarquable de tous les pères, j’ai longtemps abusé de ton précieux don de liberté, j’ai aimé passionnément des femmes nobles et pas nobles, j’ai vagabondé dans les forêts, j’étais juriste, sans étudier la jurisprudence ; médecin, sans étudier la médecine ; libraire, sans acheter de livres ; amoureux, sans être marié et enfin poète, sans faire de vers.


I. — AU BORD DU LAC

Douze ans[2].

« La pêche doit être bien ennuyeuse », dit une jeune fille qui en savait à peu près autant que la plupart des jeunes filles.

« Si c’était ennuyeux, je ne le ferais pas », dit l’enfant aux cheveux châtain clair et aux jambes de gazelle.

Elle se tenait là avec le grand et inébranlable sérieux du pêcheur. Elle enleva le petit poisson de la ligne et le jeta par terre.

Le petit poisson mourut…

Le lac s’étendait, scintillant et baigné de lumière. Cela sentait les saules et la chaude pourriture des joncs. De l’hôtel venait un bruit de couteaux, de fourchettes et d’assiettes. Sur la terre le petit poisson exécuta une danse courte et originale comme celles des peuples sauvages… et il mourut.

L’enfant continua à pêcher avec le grand et inébranlable sérieux du pêcheur.

  1. Peter Altenberg, ce jeune auteur déjà fameux (il est né à Vienne en 1862), est un disciple d’Huysmans, dont il a cité une page, en guise de préface, dans son livre Wie ich es sehe, comme je vois les choses. C’est un Nietzchien, et c’est un fantaisiste, un capricieux, un décadent des décadents. Son dernier ouvrage, Askantee a obtenu un succès considérable. Quant à son portrait, voici ce qu’il a écrit lui-même, en guise de préface, pour la Revue des Revues.
  2. Les mots en italique sont en français dans le texte.