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de fond dans toute l’histoire de l’humanité et, aujourd’hui encore, dans les rapports de l’Occident et de l’Orient.

Quand ils s’élançaient, les derviches, avec leurs bonnets couleur de miel sur la tête, ils portaient l’infini en puissance. Qu’est-ce qu’ils en ont réalisé ? Chems-eddin se met en marche pour trouver son maître, sa voie et pour faire son salut. Djelal-eddin exhale son émoi en le rythmant ; il se met en poèmes, et par lèse discipline, se soumet à une contrainte. Beaucoup qui viennent d’assister au concert se trouvent, au réveil de leurs facultés que l’extase avait assoupies, plus graves, stimulés, enflammés. Le manteau des maîtres est tombé sur eux… Ainsi je ne diminue rien de l’éclat, de l’élan, de la poésie, voir de la magnanimité que l’on observe chez les doux derviches Meslevis, et, si l’on veut, j’avouerai que j’ai trop négligé de mettre l’accent sur leur esprit de conciliation bienveillante. Mais dans quelle mesure tout cela fait-il une nourriture pour l’âme ?


V. — Pour moi qui me représente les poètes comme les messagers du monde de l’enthousiasme, de la lumière et de la joie, aucune des biographies de ces hommes du Ciel ne peut être comparée à celle de Djelal-eddin. Depuis que j’ai vu sa congrégation danser et chanter sur ses rhythmes, je trouve quelque chose d’incomplet au destin d’un Dante, d’un Shakspeare, d’un Gœthe, d’un Hugo. Il n’y a rien de plus éclatant et de plus haut que le dialogue de ce prince-abbé de Konia avec son illuminateur Chems-eddin, et que la manière dont il surmonte sa douleur en lui ménageant une expansion indéfinie dans les concerts spirituels à travers les siècles. Mais où en va l’efficace ?

Odeur fade de tous ces turbés. Comme ils sentent le moisi, le désœuvrement, la pensée stagnante ! Rien ne peut demeurer immobile. La meilleure minute, la plus brûlante, la plus pure, si elle se fixait, si le temps s’arrêtait, épanouirait aussitôt ses puissances de pourriture.

À Afaka, au Kaf, chez les Bacchantes, chez les Hashâshins, j’ai vu la décomposition ; à Konia, un mécanisme inopérant. Mysticisme sans charité, c’est le plus grand des dangers. Une espèce de fakirisme doit en résulter.


VI. — Ainsi le choc mystique produit selon la richesse de celui qui le subit. Nul ne reçoit que selon sa nature. Les matériaux