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des fainéants qu’il n’a jamais rencontrés sur aucun des terrains où il cherche à être utile.

— Et leur charmant grand-prêtre ?

— C’est un nouveau venu. Pour être juste, on n’en parle pas mal. Mais son prédécesseur ! Ah ! celui-là !

Et l’Assomptionniste, le financier, l’agriculteur, de me raconter des histoires :

Ce précédent supérieur des derviches n’était pas sérieux. Il avait une belle tête, mais quelle ignorance, quelle légèreté ! II disait : je voudrais aller à Paris, parce qu’on y trouve de jolies femmes. Il demandait si l’Allemagne était limitrophe de la France. Il aimait le vin de Champagne ; la direction des chemins de fer lui en envoyait une caisse, tous les deux mois, pour entretenir ses sympathies. Quelque chose pourtant l’attristait, les mauvais procédés du Vali. Le Vali l’accablait d’humiliations. Il s’en plaignait à Constantinople, mais personne ne lui répondait. Ses lettres arrivaient-elles ? Il n’osait y aller voir. Comme le rôle du Tchélébi est de ceindre l’épée au nouveau sultan, Abdul-Hamid avait déclaré : « Je ne veux pas qu’il paraisse ici ; on croirait que je suis mort. » Il n’avait pas le droit de s’écarter de plus de vingt kilomètres de Konia. Comment obtint-il une autorisation ? Un beau jour il déclara à son entourage : « La vie ne m’est plus possible, je fais le voyage. » Cette fois le Vali fut inquiet ; il médita, il consulta, et c’est alors qu’il trouva le plus beau de ses tours. Le matin fixé pour le départ, tout Konia était à la gare. Le Tchélébi bien installé dans son compartiment saluait, saluait. Mais soudain il voit un rire universel. Le train était parti, et son wagon restait. Le Vali avait donné l’ordre de le détacher. Le pauvre Tchélébi complètement démoralisé n’essaya plus de lutter…

Je les interromps, tous les trois.

— Dieu ! que vous êtes anticléricaux ! Je vous assure que le Tchélébi actuel m’a raconté les choses les plus intéressantes.

— Voilà, dit l’Assomptionniste, Monsieur Barrès est ravi. Il passe l’après-midi avec le derviche et la soirée avec le missionnaire.

— C’est vrai, mon Père, je vais du Tchélébi à l’Assomptionniste et de la dervicherie au couvent ; je vois les uns animés par une vieille pensée de la Perse, et les autres par de vieilles pensées qui viennent aussi de l’Orient, mais clarifiées, sanctifiées,