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oiseaux qui ne battent plus des ailes, qui planent. Tous en plein ciel. Le grand Tchélébi, les mains sur son cœur, puis les bras ouverts, le regard en haut, accueille le monde, se perd dans l’azur. C’est l’extase, c’est l’instant où ces danseurs enivrés éprouvent que leur désir nostalgique fait éclater leur moi individuel. Ils ne sont plus maîtres des facultés de leur être. Comme le grain de blé se meurt dans le sol pour que la tige s’élève à la lumière, dans l’extase leur âme, leur idée, leur surnature se dégage et s’épanouit. Tout est douceur, harmonie, unité, innocuité. Ils croient avoir rejoint la force primordiale, la réalité suprême, et s’y apaiser, s’y confondre.

Ainsi dansait, il y a sept siècles, le grand Djelal-eddin Roumi, et il disait avec le sublime orgueil des poètes : « O ciel, qui tournes en cercle autour de nos têtes, dans l’amour du soleil, tu exerces le même métier que moi ! »


DANS LA LOGE DU TCHÉLÉBI, APRÈS LA DANSE

Après la danse, je suis allé dans la loge du Tchélébi, qui donne sur le parvis de marbre et sur les petits jardins de la dervicherie, une loge largement baignée de lumière au point de ressembler à une serre, et toute décorée des turqueries habituelles, peintures brillantes, sofas, miroirs et pots de fleurs.

Il est assis sur un divan, les jambes croisées. Quelques personnes sont venues le féliciter, trois, quatre, tout ce que peut contenir de visiteurs cette étroite cellule-boudoir.

Je ne peux tout de même pas lui dire, comme on ferait dans les coulisses de l’Opéra : « C’était charmant, et à la fin tout à fait émouvant. Quelle grâce et quelle mystérieuse spiritualité ! Sans flatterie, monsieur le Supérieur, vous étiez le roi du bal par votre sérieux et votre air de noblesse. » Non, je ne peux pas lui dire cela, que je pense ; et je ne trouve pas convenable non plus de lui exprimer les curiosités qui m’obsèdent. « Dans quelle mesure cette danse est-elle une nourriture pour l’âme ? J’admets que vous venez de toucher, comme un songe, au seuil des régions supérieures, mais quelle efficacité, dans cet exercice ? À quoi ce concert spirituel vous aide-t-il ? » Je n’ose formuler ces questions, car ainsi ramassées elles sembleraient grossières. Et pourtant j’ai besoin d’y avoir une réponse et de donner un sens total à la vitalité violente de cet après-midi.