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Voilà le bedeau qui circule, vieux petit homme, allant de l’un à l’autre en leur marquant le rythme.

Quelques-uns font peine à voir et me rendent intelligible le proverbe : « Voyez le gros un tel, il ne se soucie plus de tourner. Il s’est réfugié dans la musique. »

Le Balayeur tourne un peu langoureusement. Un gros garçon rieur, sérieux comme une langouste, tourne magnifiquement. Le Tchélébi très digne, simple, monacal, la tête en arrière, les yeux mi-clos, semble déguster un vieux vin.

Les voilà partis pour le monde de l’exaltation. Comment les suivre dans ce grand jeu violent ? Comment entrer avec eux dans la cuve de leur vendange ? C’est un élan. Vers quoi ? Je vois bien qu’ils subissent un choc, mais ce choc mental que ne leur arrache-t-il un cri ! Ne jetteront-ils pas un cri d’homme, ces fous ? Que va-t-il jaillir de cette crise tournoyante ? J’attends. Depuis sept siècles on attend. Je ne vois rien que leur contentement.

Le grand Tchélébi en dansant avait l’expression d’une figure du Bernin.

Il tourne, tourne, enveloppé de son bonheur inexprimable. Ce qu’il éprouve, rien ne nous met sur la voie de le comprendre. Il est heureux, notre grand Tchélébi.

Ainsi pendant trois tours, et chaque fois sur un rythme nouveau, où l’on sent une gradation. Nous voici au troisième tour. Ils sont vingt-cinq à tourner ; plus dix musiciens et chanteurs : en tout trente-cinq.

« Mes yeux sont colorés par le sang, quel besoin ai-je du vin ? Ma foi est brûlée comme une grillade, qu’ai-je besoin de la grillade ? Mon corps n’a pas été utile, ni à moi ni à celui que j’aime, que puis-je donc faire de lui ? Oh ! mon Dieu, qu’ai-je à faire de ce morceau de terre ? »

Et encore (du Divan et du Mesnévi) :

« Je ne savais pas que tout le visible et tout l’invisible, c’était toi. Dans les corps, dans les âmes, c’est toi toujours.

« Dans ce monde, je demandais un signe de toi. Après j’ai appris que ce monde tout entier était toi. »

Figures perdues, concentrées, absentes, sans rayonnement pourtant, tout cela morne, égoïste, physiologique. Je voudrais des pleurs ou des plaisirs de l’âme. À la fin, plus de chant, rien qu’une musique rapide, moins haletante. Ils semblent des