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monde de l’au-delà, voit son image se matérialiser devant lui. Un jour de concert, Djelal-eddin s’interrompit à plusieurs reprises de danser pour aller s’incliner devant un coin de la salle, et, quand on lui demanda à qui il portait ainsi ses hommages, il expliqua qu’il avait vu debout sur l’estrade un des poètes persans qu’il admirait le plus, Hekim Senai, qui frappait du tambour de basque et lui disait des choses gracieuses.

— Et aujourd’hui, vous connaissez de ces grands faits ?

— Ils ne manquent pas. Ainsi, dans notre ville de Konia, Hadjerisa Effendi, un homme âgé de soixante-quinze ans, possède ce degré de divination.

Je marquai une vive admiration.

— Tenez, continua le Tchélébi, j’ai reçu trois lettres d’un inconnu qui m’annonçait une guerre. À la troisième, l’Italie a envahi la Tripolitaine.

— Où est-il maintenant, ce prophète ?

— Dans ma cuisine. C’est lui qui va nous servir le goûter.

— Ah ! permettez ! Vous avez tort de mettre à la cuisine les prophètes. Vous devriez le signaler au Sultan.

— Il lit aussi mon courrier.

Le Tchélébi ne semblait pas attacher une importance extrême au don de prophétie et de vision. Il me parut partager l’état d’esprit du célèbre mystique Djonéïd, à qui l’on vint un jour annoncer qu’un derviche voltigeait dans les airs au-dessus du Tigre, et qui répondit paisiblement : « C’est dommage qu’il se contente de s’occuper de pareilles futilités ! » Cependant je crus poli de désirer voir ce grand favorisé. Il vint nous servir du café, du thé et des gâteaux qu’il avait fabriqués lui-même. C’était un homme simplet, que j’étais pressé de voir repartir avec ses plateaux. À tout autre moment, il eût fait à lui seul une bonne distraction, mais, quand j’ai à portée de ma main le trésor des mystiques, je ne vais pas m’attarder à une piécette de cuivre doré.

— Monsieur le Supérieur, revenons au mystère de la danse.

— Pendant les études, il arrive un moment où le derviche commence à être inspiré par la danse. Puisque notre fondateur a institué cet exercice, il est naturel que ceux qui ont voulu entrer dans l’ordre s’y prédisposent ; mais, s’ils n’en ont pas le goût, ils doivent tout de même tourner une fois par semaine,