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de sapin grossièrement raboté, des chaises en grosse paille ; et seul le palier de l’escalier nous sépare de l’étroite cuisine, où l’on nous prépare le café. Que je me sens bien là, et que je retrouve avec amitié la figure maigre et pale du grand Prieur, ses traits réguliers et fins, sa faiblesse nerveuse ! « Cher trésor ambulant ! » dirais-je volontiers à mon hôte, en lui appliquant l’épithète que ses admirateurs donnaient au poète du Mesnévi. Je me prépare à puiser à poignée dans sa conversation les perles de la sagesse et les turquoises du mystère.

— Hier, monsieur le Supérieur a dit une parole qui m’a profondément frappé. Il a dit que Djelal-eddin avait trouvé à Konia un peuple adonné à la poésie, à la musique, aux jeux, et qu’il avait employé cette poésie, cette musique, ces jeux pour lui faire connaître Dieu. Monsieur le Supérieur peut-il préciser comment le fait de tourner favorise la vie religieuse, comment la danse nous conduit à connaître Dieu ?

— Il faut comprendre qu’il y a des degrés dans l’ordre. Un étranger se présente, il veut devenir derviche : pendant mille et un jours, il doit d’abord travailler dans la cuisine. Au cours de ce stage, s’il commet une faute, s’il découche sans permission, s’il boit, s’il vole, il doit recommencer les mille et un jours. Après ce temps, il est libre d’aller habiter où il veut ; il n’a qu’à choisir une des succursales, un des monastères (on les nomme tekkés). Il est devenu un maître, on lui donne une chambre, et, à son tour, il est servi par les nouveaux arrivés. Notez que pendant ses mille et un jours de cuisine, on ne lui a rien enseigné de la danse et de la musique ; on ne l’a pas initié dans l’ordre ; mais, à ce moment, il choisit un professeur, et si quelque cheikh lui plaît, il apprend de lui les rites de l’ordre. Alors, après un an, il peut se faire qu’il n’ait plus besoin d’apprendre rien des autres ; ou bien encore, il comprendra qu’il doit apprendre jusqu’aux derniers mois de sa vie. Pour ce, pas d’examen ; c’est à lui de sentir où il en est. Il peut arriver qu’il ait une telle capacité qu’il prévoie l’avenir, qu’il apparaisse dans des lieux où il n’est pas présent, qu’il se soulève entre ciel et terre. N’étant pas arrivé à ce degré, ne pouvant pas prévoir ce qui adviendra dans vingt ans, je ne saurais expliquer comment cela peut se faire.

— Vraiment, il y a des exemples ?

— L’homme de Dieu, quand il se souvient de quelqu’un du