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Cette vision heureuse, il la met à la disposition des plus simples. Il pacifie leurs troubles. Un jour, la servante du harem se plaignait d’avoir peu d’argent : « Consentirais-tu, lui dit-il, pour mille dinards, à ce qu’on te coupât les oreilles ou le nez ? — Non, dit la servante. — Eh bien ! pourquoi prétends-tu être sans ressources ? Pourquoi n’estimes-tu pas à leur juste valeur les dons précieux que tu possèdes ? »

C’est l’état d’esprit d’un grand artiste. Il veut faire de belles choses avec tous les êtres, les transformer en chants de bonheur. Un jour, dans la rue, des enfants l’apercevant de loin accoururent auprès de lui et prirent une contenance humble. Seul un enfant qui n’avait pas pu les suivre criait avec désespoir : « Attendez jusqu’à ce que j’arrive, moi aussi. » Djelal-eddin s’arrêta jusqu’à ce que cet enfant fut arrivé et fût consolé.

Son beau message d’amour et d’allégresse avait fini par le posséder tout entier. Il ne savait plus qu’il avait perdu son ami, un ami que tous lui avaient disputé. Il atteignait à l’apaisement.

Le fils de Djelal-eddin a raconté qu’un jour qu’il était ennuyé et triste, son père lui demanda : « Es-tu donc fâché contre quelqu’un ? » Je lui répondis que c’était une tristesse sans cause. Mon père entra dans la maison, et au bout d’un instant, il en sortit, s’étant couvert la tête et le visage avec une peau de loup, et quand il arriva près de moi, il s’écria : hou-hou, comme on fait aux petits enfants pour les effrayer. À cette plaisante attitude de mon père, je ris autant qu’on peut le dire, et je couvris de baisers ses pieds. « Oh ! Beha-eddin, me dit-il, si un être aimé, assidu auprès de toi à te faire des plaisanteries et à exciter ta joie, changeait tout à coup de forme et te criait hou-hou, en aurais-tu peur ? » Je répondis : « Je n’en aurais pas peur. » — « Eh bien ! cet être aimé qui te tient tout joyeux, qui excite ta gaieté et te dilate la poitrine, c’est le même qui t’a causé du chagrin et qui t’a comprimé la poitrine. Pourquoi t’attristes-tu sans utilité ? » Immédiatement, continue le jeune homme, une extase s’empara de moi. Je m’épanouis comme une fleur ; je me sentis à l’aise, et pour le reste de ma vie, je n’éprouvai plus de chagrin. Les préoccupations du monde ne tournèrent plus autour de moi. Et dans cet extrême contentement, me mettant à l’aise avec